Actualités - OPINION
Tribune Requiem pour Joseph Zaarour
Par ABOU Selim, le 06 novembre 1998 à 00h00
Pourquoi a-t-il fallu qu’à seize mille kilomètres d’ici, du 20 au 24 août, je pense quotidiennement à Joseph Zaarour en prenant note des idées sur l’Université que j’espérais discuter avec lui à la rentrée et que, deux jours plus tard, j’apprenne, par un coup de téléphone inattendu, qu’il venait de nous quitter à jamais ? L’éloignement a creusé la peine et l’espoir de la rencontre a tourné à l’amertume. Aujourd’hui, il reste le souvenir: celui du citoyen, de l’humaniste, de l’homme, tel que je l’ai connu. J’ai connu Joseph Zaarour vers la fin des années soixante : il était directeur général du ministère de l’Éducation nationale et j’étais professeur à l’École supérieure des lettres. Il ne m’a pas fallu longtemps pour constater la convergence de nos points de vue sur la vocation linguistique et culturelle du Liban. Mais entre la vocation et la réalité il y avait des écarts considérables, qu’il m’apprit à mesurer et à comprendre. J’admirais l’étendue de son influence. Consulté par les responsables des établissements scolaires et universitaires, il jouissait de leur entière confiance. Son intégrité, sa droiture, sa compétence et sa rigueur lui conféraient la stature d’un grand commis de l’État et d’un citoyen exemplaire. À la Fonction publique où il entra en qualité de chef du département du Personnel en 1976, après un bref passage aux ministères des Transports et de la Défense, il toucha du doigt ce qu’il avait déjà perçu à l’Éducation nationale: l’urgente nécessité d’une réforme de l’Administration. Tous les projets avaient jusqu’ici buté sur les mœurs politiques qu’ils prétendaient éradiquer: confessionnalisme, clientélisme, corruption, incompétence. Mais c’était déjà la guerre et, en 1983, Joseph fut relevé de ses fonctions: il était trop honnête, il gênait. L’année 1990 lui valut une sorte de revanche d’honneur: il fut nommé président de la Fonction publique; mais c’était à la veille de sa retraite. Un dernier projet de réforme, annonciateur des «temps nouveaux», était en élaboration; il allait subir le même destin que les autres. Il ne restait plus à Joseph que la consolation dérisoire de dresser, dans un article intitulé «Requiem pour une Réforme»(1), le bilan des tentatives de réforme de l’Administration élaborées depuis l’indépendance jusqu’à nos jours et demeurées sans lendemain. «La Réforme reste à faire», concluait-il. Son engagement politique avait nom patriotisme. Ouvert à toutes les communautés, il savait mesurer leurs qualités et leurs défauts et évaluer leurs rôles respectifs dans la construction de la nation. Maronite convaincu, fier d’appartenir à une communauté fondatrice, sans laquelle le Liban perdrait sa principale raison d’être, il était en même temps lucide sur ses étroitesses ou ses erreurs autant qu’il l’était sur celles des autres communautés. Il voyait avec indignation le pays devenir la proie des étrangers qu’il avait accueillis et la population se diviser confessionnellement à cette occasion. Sur ces divisions allaient bientôt se greffer les ambitions régionales et les stratégies internationales. Le Liban explosait. La guerre, Joseph l’a vécue la mort dans l’âme. Je le vois encore me disant les larmes aux yeux: «Pourquoi, pourquoi donc notre génération a-t-elle échoué»? Mais il n’a jamais perdu l’espoir: là où notre génération avait échoué, celle des «enfants de la guerre» pouvait réussir. C’est la raison pour laquelle, dès sa retraite, il vint offrir ses services à la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université Saint-Joseph. Juriste de formation, il enseignait déjà, depuis trente ans, le droit de la Fonction publique à la Faculté de droit et des sciences politiques. Mais il avait toujours gardé un culte secret pour les lettres. Amoureux de la littérature arabe et de la littérature française, il appréciait particulièrement les auteurs modernes et contemporains qui avaient réussi à faire passer dans le patrimoine littéraire arabe les idées et les valeurs qui ont fait la grandeur de la littérature française. À la Faculté des Lettres, il était normal que ce bilingue accompli trouvât sa place à l’École de traducteurs et d’interprètes, dont il allait devenir un des animateurs et des conseillers les plus écoutés. Humaniste, Joseph ne l’était pas seulement par ses goûts et ses compétences littéraires. Il était ouvert à toutes les formes de l’art. Dans le cadre et en marge du comité Michel Chiha pour la culture et du comité organisateur du festival de Baalbeck, dont il était membre, il fréquentait autant les artistes que les écrivains. La salle de séjour de sa maison à Kornet Chehouan est un mini-musée, où les visiteurs peuvent admirer quelques chefs-d’œuvre de la peinture libanaise. Il était également épris de musique classique: Mozart, Bach, Beethoven, mais aussi Haydn. En avril dernier, à l’occasion de mon soixante-dixième anniversaire, il vint m’offrir les six quatuors opus 20 de Haydn en me disant sur un ton bourru: «Écoute, c’est tout ce que j’ai à t’offrir : ma musique préférée». Ces quatuors, je les ai souvent écoutés depuis, en partageant le ravissement qu’en éprouvait Joseph. J’écouterai autrement désormais ce qui est devenu pour moi la mélodie du souvenir. L’humanisme de Joseph n’était pas celui d’un esthète. Il n’avait d’égal que son humanité. Joseph avait ce qu’il faut bien appeler une carrure peu ordinaire. Sous des allures bourrues, il cachait une générosité sans fond, dont il puisait la force dans sa foi religieuse. Il a fallu qu’il meure pour que ses proches et ses amis commencent à découvrir l’étendue de l’aide matérielle et spirituelle qu’il prodiguait autour de lui. Sa discrétion exemplaire ne portait pas ombrage à sa sociabilité. Son accueil séduisait jeunes et moins jeunes: son franc-parler était rehaussé par sa capacité d’admiration devant les initiatives audacieuses et d’indignation devant les vilenies et la malfaisance. Il était surtout rehaussé par son humour et sa jovialité. Grâce à son don de sympathie, Joseph excellait à répandre autour de lui une atmosphère de confiance et de cordialité. Jeunes et vieux y étaient sensibles. Dois-je avouer que j’appréciais énormément ces visites éclair qu’il me rendait au rectorat de l’Université, s’asseyant à peine, pour me signifier son amical appui, en particulier dans certaines circonstances difficiles: «Je sais que tu es occupé, je ne veux pas te déranger, sache seulement que nous sommes tous avec toi». L’Université Saint-Joseph, son «alma mater» comme il disait, était pour lui un des derniers lieux où l’on pouvait encore faire quelque chose en faveur du Liban: «Il ne faut pas décourager les jeunes, il faut les convaincre que le destin du Liban est désormais entre leurs mains». Joseph, ce que je viens d’écrire traduit maladroitement ce que j’aurais voulu exprimer. Peu importe! Je vois, avec mélancolie, les femmes et les hommes de notre génération s’en aller les uns après les autres. Mais cela veut dire aussi que la rencontre est proche. À bientôt donc, Joseph.
Pourquoi a-t-il fallu qu’à seize mille kilomètres d’ici, du 20 au 24 août, je pense quotidiennement à Joseph Zaarour en prenant note des idées sur l’Université que j’espérais discuter avec lui à la rentrée et que, deux jours plus tard, j’apprenne, par un coup de téléphone inattendu, qu’il venait de nous quitter à jamais ? L’éloignement a creusé la peine et l’espoir de la rencontre a tourné à l’amertume. Aujourd’hui, il reste le souvenir: celui du citoyen, de l’humaniste, de l’homme, tel que je l’ai connu. J’ai connu Joseph Zaarour vers la fin des années soixante : il était directeur général du ministère de l’Éducation nationale et j’étais professeur à l’École supérieure des lettres. Il ne m’a pas fallu longtemps pour constater la convergence de nos points de vue sur la...
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