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Actualités - DISCOURS

La fête patronale de l'USJ placée sous le signe des tâches civiques et politiques de l'université Vibrant plaidoyer du recteur Abou pour le pluralisme dans l'interaction

Conformément à la tradition, la fête de Saint-Joseph a été célébrée dans la plus grande convivialité, hier, par l’Université Saint-Joseph, au campus des Sciences et technologies (ESIB) à Mar Roukoz où se sont retrouvés un millier d’enseignants des diverses facultés et écoles supérieures de Beyrouth, du Liban-Nord, du Sud et de la Békaa, de représentants des étudiants, de délégués des services généraux et laboratoires de l’université, de responsables administratifs de l’Hôtel-Dieu de France, de présidents et membres des comités d’Amicales d’anciens et de présidents des Ordres professionnels auxquels sont liées les facultés de l’USJ. Une messe a été concélébrée à cette occasion par le recteur de l’université le R.P. Sélim Abou, entouré d’une vingtaine de prêtres-enseignants et d’aumôniers d’étudiants. Après l’office, les nombreux présents se sont retrouvés dans l’amphithéâtre Jean Ducruet pour écouter le message annuel du recteur Abou avant de partager le repas traditionnel de la Saint-Joseph. Comme ce fut le cas l’an dernier sur le thème «les défis de l’Université», le discours du Père Abou, traitant cette fois des «tâches de l’Université» a revêtu un caractère tout autant politique, dans l’acception la plus haute du terme, qu’académique et culturel. Passant rapidement sur la formation professionnelle des étudiants, dont le niveau d’excellence est internationalement reconnu, le recteur a abordé ces autres tâches de l’Université consistant à assurer aux jeunes, à travers le débat démocratique, une formation politique leur permettant de découvrir par eux-mêmes les principes régulateurs des complexes réalités de la société libanaise; à cette fin, il s’est étendu sur les facettes civique, culturelle et humaine de l’identité nationale, rappelant et explicitant certains principes «qui au Liban, a-t-il affirmé, ne peuvent être que ceux-là mêmes qui dans le monde démocratique d’aujourd’hui, président à l’organisation rationnelle des sociétés complexes». Citant fréquemment l’Exhortation apostolique qui a été unanimément saluée par les Libanais, le Père Abou a placé en tête de ces principes la citoyenneté et le pluralisme, tous deux éléments constitutifs de la nation; que le premier soit handicapé ou que le second ait été dévoyé n’implique pas, a-t-il fait valoir, un abandon de ces principes garantissant la démocratie, mais au contraire une réforme radicale des mœurs politiques, face aux discours totalitaires de mise dans notre environnement arabe. Passant au volet culturel, le Père Abou a rappelé que l’arabité est sans doute une composante essentielle de l’identité libanaise, mais n’épuise pas et ne définit guère celle-ci; aussi a-t-il jugé nécessaire de démêler les trois signifiés différents (religieux, ethnique, linguistique) que recouvre le terme d’«arabe», et cela afin de neutraliser la fascination qu’il exerce chez les uns ou le rejet qu’il provoque chez les autres. Par ailleurs, et à la lumière des conflits mondiaux qui se dessinent à l’aube du troisième millénaire, le recteur de l’USJ a souligné que le pluralisme communautaire et l’interaction culturelle au Liban, s’ils sont correctement gérés et vécus, peuvent constituer un modèle de portée mondiale: «modèle métissé qui ne soit pas celui de la confrontation mais de l’interaction, pas celui de l’exclusion mais de la compénétration, pas celui du ressentiment mais celui de l’amitié». Pour ce qui est enfin de l’identité humaine et civile, l’orateur a mis en garde contre la «contagion» des entités ethniques qui, un peu partout dans le monde, se referment sur elles-mêmes par réaction contre le processus d’uniformisation culturelle qui accompagne la mondialisation des échanges; mais surtout, il a réclamé l’institution d’un débat public sur les conditions institutionnelles les plus favorables à l’exercice des libertés, «qui seul rend possible une communication authentique»; débat débouchant sur une action démocratique pour contraindre les responsables à réaliser ces conditions, en vue de l’instauration de l’Etat de droit. A cet égard, le Père Abou a dénoncé les diverses atteintes aux libertés fondamentales, rendant hommage au mouvement étudiant de décembre dernier pour la défense de la liberté d’expression. Ci-dessous le texte du discours dans sa quasi-totalité: Mesdames et Messieurs les enseignants Mesdames et Messieurs les représentants du personnel Mesdames et Messieurs les représentants des étudiants Chers amis L’Université a pour mission la formation intégrale des jeunes qui lui sont confiés. Cette mission comporte deux tâches distinctes et complémentaires. La première concerne la formation professionnelle des étudiants. L’Exhortation apostolique post-synodale énonce cet impératif dans les termes suivants: «Il convient de former des personnes de haut niveau de qualification qui seront aptes à faire entrer leur pays dans tous les réseaux de la vie internationale, car nous constatons actuellement une mondialisation de plus en plus grande de tous les phénomènes sociaux»(1). La seconde tâche de l’Université concerne la formation civique et partant, politique des étudiants. A cet égard, ce que l’Exhortation apostolique dit du rôle de l’Eglise s’applique parfaitement à celui de l’Université: «Il ne lui revient pas de s’engager directement dans la vie politique», mais «le devoir (lui) incombe de rappeler inlassablement les principes qui seuls peuvent assurer une vie sociale harmonieuse»(2). Ce sont ces principes que j’ai tenté de rappeler indirectement l’an dernier, en dévoilant les mécanismes de l’idéologie qui entrave leur mise en application. Ce sont ces mêmes principes que je me propose de rappeler directement aujourd’hui, en expliquant leur contenu et leur fonction. Si je ne m’arrête pas à la première tâche de l’Université, relative à la formation professionnelle des étudiants, c’est parce qu’elle ne prête pas à équivoque: elle relève d’impératifs purement académiques. Comme telle, elle est l’objet de nos préoccupations quotidiennes. (...) Quant à la seconde tâche, elle implique que ces étudiants puissent s’identifier à leur pays, c’est-à-dire prendre conscience de la réalité complexe de leur société et des principes susceptibles de la réguler de telle manière qu’elle offre à tous les citoyens les conditions d’une vie libre et harmonieuse. Il revient à l’université de leur assurer, à travers cette forme privilégiée du langage démocratique qu’est la discussion ou le débat, une formation politique qui leur permette de découvrir par eux-mêmes ces principes régulateurs. Qu’ils aient rapport à l’identité civique, à l’identité culturelle ou à l’identité humaine du citoyen, ces principes ne peuvent être au Liban que ceux-là mêmes qui, dans le monde démocratique d’aujourd’hui, président à l’organisation rationnelle des sociétés complexes, c’est-à-dire le principe général du pluralisme et ses dérivés, qui incommodent tant, ici comme ailleurs, les nostalgiques du totalitarisme et les adeptes de la pensée unique. La société libanaise ne trouvera son équilibre et sa santé que si elle adhère sans réserve au pluralisme, comme l’y invite expressément l’Exhortation apostolique: «En apprenant à mieux se connaître et à consentir pleinement au pluralisme, les Libanais se doteront des conditions indispensables au véritable dialogue et au respect des personnes, des familles et des communautés spirituelles»(3). L’identité civique Dans un ouvrage récent, le sociologue français Alain Touraine pose le problème de l’identité civique dans le contexte actuel de la mondialisation. Le titre de l’ouvrage est significatif: «Pourrons-nous vivre ensemble? Egaux et différents»(4). Egaux en tant que citoyens ayant les mêmes droits et les mêmes obligations; différents en tant que membres de communautés diverses que, faute d’un vocable plus adéquat, on qualifie d’ethniques, c’est à-dire de communautés infranationales se réclamant d’une histoire particulière et d’un patrimoine culturel spécifique. L’Etat-nation, issu des Lumières, avait résolu ce paradoxe en ne prenant en considération que l’individu-citoyen, c’est-à-dire l’individu abstrait sujet du droit, et en reléguant ses appartenances particulières — religieuses, linguistiques ou autres — dans le domaine privé. Ce fut le principal acquis de l’Etat laïc. Aujourd’hui, ce modèle a beaucoup perdu de sa pertinence, car la mondialisation des échanges et l’uniformisation des modèles de pensée et de sensibilité qu’elle tend insidieusement à instaurer provoquent, comme réaction d’autodéfense, la revendication par l’individu de son appartenance communautaire et l’exigence qu’elle soit publiquement reconnue. Le principe de la citoyenneté demeure sans doute premier, il est le garant de la démocratie, mais il doit désormais composer avec un autre principe, celui du pluralisme. (...) La conciliation entre l’identité civique des sujets et leur identité communautaire ou ethnique peut épouser plusieurs formes et donner lieu à plus d’une combinaison. Aucune n’est pour autant aisée, comme le montre en Europe occidentale, le débat autour du droit à la différence des immigrés et leur intégration dans l’Etat laïc. Mais on ne peut en faire l’économie qu’en renonçant à la démocratie. C’est le cas lorsque, face aux «réseaux globaux de production, de consommation et de communication»(5), un communautarisme radical appelle à l’homogénéité culturelle, à la pureté raciale, à l’unicité du peuple. Face à la pensée unique englobante véhiculée par la mondialisation, surgissent alors des pensées uniques fragmentaires qui n’ont en commun que le rejet radical de toute altérité et de toute différence; elles caractérisent aujourd’hui les partis fascisants et les groupes néo-nazis en Europe occidentale et aux Etats-Unis, les partisans de l’épuration ethnique en Europe centrale et en Afrique, les formations intégristes ou fondamentalistes dans le monde islamique et dans certains milieux juifs orthodoxes, les sectes proprement dites quelle que soit leur nature, enfin les idéologues attardés du nationalisme totalitaire quel qu’il soit. Au Liban, le pluralisme n’a rien à voir avec la résurgence de l’éthnicité face au phénomène de la mondialisation, même s’il s’en trouve conforté parce qu’il ne fait plus désormais figure d’exception. Il est originaire, constitutif de la nation qui, comme on l’a souvent définie, est une «association de minorités». Les deux principes de la citoyenneté et du pluralisme sont à la base du contrat social qui a fondé l’Etat indépendant. Que le pluralisme ait dégénéré en une pratique systématique du marchandage confessionnel et que la citoyenneté soit handicapée par la disparité juridique des statuts personnels, signifient la nécessité d’une réforme radicale de nos mœurs politiques, mais non le droit de renoncer à l’un ou l’autre de ces deux principes qui garantissent la démocratie. Or ce qui met en question ces principes, ce ne sont pas tant les discours fragmentaires des partis intégristes, qui se situent malgré tout dans le cadre du pluralisme communautaire caractéristique de la nation et sanctionné par la Constitution, c’est le discours totalitaire du nationalisme arabe, quelle que soit la définition géopolitique qu’il se donne: un discours qui a sans doute toujours existé, qui s’est exalté à certains moments de l’histoire récente, mais qui s’exaspère aujourd’hui de voir survivre et renaître, malgré quinze ans de guerre intestine, l’exception d’une démocratie pluraliste dans une région qui y est réfractaire. Il s’exaspère aussi, comme d’ailleurs les discours intégristes, du fait de la mondialisation perçue comme une nouvelle forme d’impérialisme occidental. (...) Il est temps de tirer les choses au clair. «L’appartenance et l’identité arabes» du Liban ont une double signification politique et culturelle. La première a été explicitée ici même, le 19 mars 1996, donc bien avant la parution de l’Exhortation apostolique. Elle l’a été dans les termes suivants, que je me permets de rappeler: «Le document de l’entente nationale déclare que “le Liban est d’appartenance et d’identité arabe”. Il l’est assurément, dans ce sens où il est partie intégrante d’une aire géo-politique arabe. Il est arabe, comme la France, l’Angleterre, l’Allemagne ou les Pays-Bas sont des pays européens, et l’on peut, dans ces limites, parler de l’identité arabe du Liban comme on parle de l’identité européenne des pays de la Communauté»(6). L’appartenance arabe du Liban relève donc de la solidarité régionale entre Etats souverains et de leurs intérêts communs; elle n’autorise nullement une quelconque subordination d’un Etat à un autre au nom de la «nation arabe». Quant à l’arabité culturelle, elle était explicitée ici même l’an dernier, à pareille date, par le rappel de l’important héritage culturel arabe de ce pays, issu de la conquête musulmane, et de la contribution des chrétiens à son édification. L’identité culturelle L’arabité est sans doute une composante essentielle de l’identité culturelle libanaise, mais elle ne l’épuise pas et ne la définit guère. C’est ce qu’il convient d’expliquer à nos étudiants, dont beaucoup se demandent dans quelle mesure ils sont arabes et ce que signifie, en définitive, qu’être arabe. Le terme est ambigu, et c’est pour jouer sur son ambiguïté mobilisatrice que l’idéologie nationaliste l’a soumis au tabou. Le signifiant «arabe» recouvre et mêle trois signifiés différents — religieux, ethnique, linguistique — qu’il est précisément nécessaire de démêler pour neutraliser la fascination qu’il exerce ou le rejet qu’il provoque. Le signifié religieux sous-entend une équivalence, consciente ou inconsciente, entre «arabe» et «musulman». Il est évident qu’une telle fusion ou confusion des deux notions ne peut pas porter les non-musulmans à se dire arabes(7). Quant au signifié ethnique, il se réfère aux origines et laisserait croire que les Libanais ont tous une origine arabe commune. Peut-on vraiment demander aux Arméniens, qui ne sont même pas sémites, de se dire arabes? Peut-on le demander aux Kurdes ou aux Chaldéens? Et si quelques familles maronites descendent effectivement de telle ou telle tribu arabe, certaines grandes familles sunnites auraient-elles oublié leur origine kurde, turque ou circassienne? On pourrait multiplier les questions de ce genre qui montrent l’inanité de la référence ethnique quand il s’agit d’une des populations les plus métissées du globe. Il reste le signifié linguistique qui seul est pertinent; tous les Libanais sont arabophones et partagent la culture que véhicule l’arabe classique. Mais ni la langue, ni la culture arabes ne suffisent à spécifier leur identité culturelle. L’identité culturelle d’une nation est à la fois conscience de l’histoire commune à tous les groupes qui la composent et référence collective au patrimoine différencié qui en est issu. Sous peine d’être mutilée, la conscience historique d’un peuple ne peut s’en tenir à une époque donnée de son passé, elle doit assumer les périodes qui la précèdent et celles qui la suivent. «Le Liban, déclare le romancier Amin Malouf au cours d’une interview, a connu une multitude d’influences: phénicienne, égyptienne, mésopotamienne, grecque, romaine, arabe, musulmane, franque, turque, arménienne et française. Toutes ces cultures font, à des degrés divers, partie de mon identité». Il ajoute: «Il me semble d’ailleurs que de nombreuses personnes, vivant au voisinage de la Méditerranée vous tiendront des propos analogues. Parce qu’ils partagent tous, quels que soient leur pays, leur langue et leurs croyances, une appartenance commune, méditerranéenne, élaborée par des siècles de brassage»(8). Cette dernière réflexion appelle deux remarques. La première est que, du fait de ses clivages communautaires, le Liban est moins fidèle à son héritage méditerranéen que d’autres pays riverains. Symbolique à cet égard est la politique qui a présidé à la conservation sur place des vestiges anciens découverts au centre-ville. Son seul souci était de ménager les idéologues chrétiens et musulmans: «C’est (...) l’idéologie politique, témoigne l’archéologue Hélène Sader, qui a dicté les choix de conservation: en deux mots, ce qui reste est, soit phénicien, soit islamique. Le reste ne semble concerner ni les uns ni les autres! C’est ainsi (...) qu’on a sacrifié des vestiges romains, byzantins et ottomans sans que personne ne s’en émeuve. La politisation du patrimoine est un (...) fléau qui ne veut puiser dans le passé commun que ce qui sert les différentes factions communautaires». Et elle conclut: «Le patrimoine est pourtant un tout, et notre passé est formé de maillons qui s’enchaînent et se complètent. En oublier certains ne servirait qu’à créer une histoire amputée et défigurée»(9). La seconde remarque est que l’héritage méditerranéen est différencié et que chaque pays en présente une variété spécifique, aujourd’hui révélée par l’état de sa culture nationale. Ainsi, par exemple, l’arabité culturelle du Liban diffère de celles des autres pays arabes de la Méditerranée, en raison de deux facteurs qui l’ont profondément affectée et continuent de le faire. Le premier consiste dans la pratique ancienne et continue d’un bilinguisme fondamental où la langue française, sans préjudice pour l’usage instrumental de l’anglais, joue le rôle d’une langue seconde, c’est-à-dire d’une seconde langue libanaise, porteuse de valeurs humaines et spirituelles dont l’ensemble constitue l’autre composante essentielle de notre identité culturelle. Dans son discours officiel au Sommet de Hanoï(10), le président du Conseil des ministres, M. Rafic Hariri, a résumé, en quelques mots, ce rôle du français, «une langue, dit-il, qui porte en elle des valeurs qu’il nous incombe de préserver et de consolider». Puis il ajoute: «En ce qui concerne spécifiquement le Liban, sa vocation francophone s’est affirmée bien avant que ne s’organisent les instances de la francophonie. Le Liban, aux marches de l’Asie et aux portes de l’Europe, a joué un rôle-phare dans le rayonnement du français. Fier de sa culture arabe et de son héritage méditerranéen, il perçoit la francophonie comme mode de vie et de pensée»(11). Le second facteur consiste dans le processus ininterrompu d’interférence, d’interaction et de brassage de traits culturels issus des diverses traditions communautaires, qui traverse de part en part la culture nationale et lui confère ce profil singulier qui est le sien. Ce processus résulte des contacts permanents entre les membres des diverses communautés libanaises, dans les divers secteurs de la vie politique, économique et sociale. Les deux facteurs ensemble — le bilinguisme fondamental et l’interaction communautaire — confèrent au peuple libanais lui-même une personnalité de base spécifique qui rend dérisoire toute prétention à le confondre avec un autre peuple. (...) Il faut aller plus loin. Le pluralisme communautaire et l’interaction culturelle en cours au Liban peuvent, s’ils sont gérés et vécus correctement, constituer un modèle culturel de portée mondiale. Cette affirmation peut paraître exorbitante. Elle ne l’est pas, si on prend en considération la nature des conflits mondiaux qui se dessinent à l’aube du troisième millénaire. «Les conflits à venir, affirme Jacques Delors, seront provoqués par des facteurs culturels plutôt qu’économiques ou idéologiques»(12), et Vaclav Havel: «Les conflits culturels se développent et deviennent plus dangereux que jamais»(13). C’est l’idée que développe systématiquement Samuel Huntington dans son ouvrage «Le choc des civilisations»(14). Il commence par déclarer: «Le monde d’après la guerre froide comporte sept ou huit grandes civilisations. Les affinités et les différences culturelles déterminent les intérêts, les antagonismes et les associations entre Etats»(15). Puis il passe à ce qu’il appelle «le conflit renaissant entre l’islam et l’Occident»: «Le problème central pour l’Occident, (...) c’est l’islam, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l’infériorité de leur puissance. Le problème pour l’islam, (...) c’est l’Occident, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de l’université de leur culture et croient que leur puissance supérieure, bien que déclinante, leur confère le droit d’étendre cette culture à travers le monde. Tels sont les ingrédients qui alimentent le conflit entre l’islam et l’Occident»(16). Les prévisions de Huntington sont peut-être pessimistes, mais l’analyse sur laquelle elles reposent n’est pas fausse. Dans ce contexte mondial marqué par les conflits culturels, le Liban a une vocation significative et c’est dans ce sens qu’il est plus qu’un pays, qu’il est un message. La convivialité islamo-chrétienne, correctement vécue, peut présenter au monde un modèle culturel métissé, qui ne soit pas celui de la confrontation mais de l’interaction pas celui de l’exclusion mais de la compénétration, pas celui du ressentiement, mais de l’amitié. L’identité humaine Vivre correctement le pluralisme est la tâche de la société civile, c’est-à-dire concrètement des sujets qui la composent. C’est en effet le sujet qui est l’élément moteur de la société, car il ne se laisse réduire ni à son statut de citoyen, ni à ses conditionnements d’être social. Il est un être raisonnable et libre, habité par l’idée de l’univesel: «Chaque homme, disait Montaigne, porte la forme entière de l’humaine condition». C’est dans cette mesure qu’il est capable de transcender ses conditionnements et de faire évoluer sa société et sa culture. Mais il n’a cette capacité que parce que, de par son «humaine condition», il est nécessairement ouvert à l’autre (...). C’est dans cette ouverture de chacun à tous les autres que prennent leur source les mouvements sociaux. Deux séries de tâches s’imposent aux sujets, dans le cadre des mouvements sociaux qu’ils sont susceptibles d’animer. La première consiste à combattre les effets pervers que la mondialisation peut exercer sur notre société. Il s’agit, d’une part d’empêcher les communautés libanaises de subir la contagion des entités ethniques qui, un peu partout dans le monde, se ferment sur elles-mêmes par réaction contre le processus d’uniformisation des modèles culturels qui accompagne la mondialisation des échanges; d’autre part d’empêcher l’Etat de devenir un simple gestionnaire local de la globalisation financière et de dissoudre ainsi le tissu social dans les mécanismes du marché et des réseaux. La seconde série de tâches concerne l’organisation raisonnable de la société elle-même. Il s’agit d’abord d’instaurer un débat public sur les conditions institutionnelles les plus favorables à l’exercice des libertés, telles qu’elles sont stipulées dans la Charte des droits de l’homme, cadre de référence universel qui seul rend possible la communication authentique entre gens d’appartenances différentes; ensuite de recourir aux moyens démocratiques les plus adéquats pour promouvoir ces conditions institutionnelles et obliger l’Etat à les réaliser, répondant ainsi au désir de liberté et d’égalité qui est l’aspiration la plus profonde du citoyen, comme de tout homme en général. Mais pour entreprendre ce travail de longue haleine, il faut pouvoir jouir des libertés fondamentales que toute démocratie digne de ce nom est censée garantir. Or lorsque le libre choix des représentants du peuple est ouvertement contrecarré, lorsque le libre jeu des institutions est constamment bloqué, lorsque cette ultime forme de liberté qu’est la liberté d’expression est systématiquement bafouée, lorsqu’elle est réprimée à coups d’interdits ou à coups de crosse, le fossé se creuse dangereusement entre l’Etat et les citoyens dont il a la charge. Et lorsque les dirigeants, par conviction propre ou empruntée, croient pouvoir, par ce genre d’agissements, réduire le peuple à la résignation et au silence, il se trompent. Le peuple est patient, il accorde longtemps à ses dirigeants le bénéfice du doute ou des circonstances atténuantes, mais il ne peut se résoudre à perdre ses droits fondamentaux. Le peuple est fait d’hommes qui veulent être des hommes, c’est-à-dire des êtres raisonnables et libres. «Un Etat de droit, affirme l’Exhortation apostolique, ne peut se fonder sur la force pour se faire respecter. Il est reconnu dans la mesure où les dirigeants et le peuple tout entier sont soucieux des droits de l’homme et aptes à créer entre eux des relations humaines et des échanges dans la confiance et la liberté»(17). Et pour souligner le caractère impératif des Droits de l’homme, le texte rappelle qu’ils «sont les éléments fondamentaux du droit positif, antérieurs à toute constitution et à toute législation d’un Etat»(18). Il n’est guère besoin d’avoir médité les articles de la Charte des Droits de l’homme pour s’élever contre l’injustice et l’oppression. Le fondement naturel de la Charte – «le principe de l’égalité des êtres raisonnables et libres»(19) – est inscrit dans la conscience de chacun. C’est la force de ce principe qui, en décembre dernier, a poussé les étudiants à braver les interdits et les menaces pour réclamer, dans une belle unanimité, leur droit sacré à la liberté. Dépassant l’événement particulier qui a déclenché le mouvement, dépassant les allégeances communautaires et partisanes, ils se sont unis, dans une solidarité que beaucoup de leurs aînés ne croyaient plus possible, pour restituer le droit de manifester, garanti par la Constitution mais jusqu’ici confisqué par l’Etat au nom du slogan de «la sécurité nationale», qui a toujours servi de justificatif à la répression dans les régimes autoritaires; pour revendiquer la libération de la décision libanaise, hypothéquée par ceux que la presse appelle les décideurs, au nom de «la sauvegarde de la paix civile», que les Libanais sont aujourd’hui capables d’assurer par eux-mêmes; pour réclamer enfin la libération du territoire, c’est-à-dire l’évacuation de toutes les troupes étrangères qui le quadrillent, sans égard pour la distinction byzantine entre une occupation ennemie et une «présence amie». Que le mouvement étudiant ait pris naissance à l’Université Saint-Joseph atteste la sensibilité particulièrement vive de nos étudiants aux réalités politiques du pays. Qu’eux et leurs camarades des autres universités aient dépassé tout ce qui les sépare pour s’unir au nom d’une cause primordiale, celle de la liberté, prouve la maturité politique des étudiants libanais en général. Mais ce que l’éditorialiste de «L’Orient-Le Jour», Issa Goraieb, a appelé «le printemps de Beyrouth» – un printemps survenu en plein mois de décembre – demeure fragile. Aussi met-il les étudiants en garde contre les manipulations dont ils peuvent être l’objet. Je crois utile de rappeler cet avertissement aux délégués étudiants ici présents. «La flamme qui a volé de campus en campus, écrit-il, c’est celle de la liberté, une liberté qui appatient à tous, une liberté trop précieuse, car assez mobilisatrice comme cela, pour être circonscrite à des effigies, à des noms, à des partis. C’est cette soif de liberté qui a uni dans un même combat la population universitaire, l’élite de demain. C’est elle, et elle seule, qui permettra aux étudiants de pousser leur avantage, d’amplifier leur action avec le concours des hommes de bonne volonté, en évitant les deux écueils qui les guettent: les interférences occultes qui ont fini par avoir raison du syndicalisme libanais; et les dissensions partisanes, politiciennes, cet ennemi du dedans»(20). Mesdames et Messieurs les enseignants Vous connaissez le dilemme auquel les philosophes du Siècle des Lumières, soucieux de définir à la fois les droits de l’homme et le statut du citoyen, se sont trouvés affrontés. Le problème était de savoir comment assurer simultanément à l’individu une formation d’homme et de citoyen, d’être humain transcendant son milieu culturel et d’être national déterminé par sa culture. «Forcé de combattre la nature ou les institutions sociales, écrit Rousseau, il faut opter entre faire un homme ou un citoyen; car on ne peut faire à la fois l’un et l’autre»(21). Mais ce n’est là qu’un moment de sa réflexion, car il reconnaît que «les règles de la morale ne dépendent point des usages des peuples»(22), mais dérivent des principes universels inhérents à la nature rationnelle de l’homme, qui sont la liberté et l’égalité. Si donc, dans l’ordre des faits, l’identité du citoyen est première – «Nous ne commençons proprement à devenir hommes qu’après avoir été citoyens»(23) dit Rousseau – dans l’ordre des raisons, tout s’inverse: «Trouvons premièrement (...) cette morale, dit-il, cela sera de tous les hommes, et puis quand il faudra des formules natinales, nous en examinerons les fondements, les rapports, les convenances, et après avoir dit ce qui est de l’homme, nous dirons ce qui est du citoyen»(24). Dans un langage plus juridique, Montesquieu développe le même point de vue. Ce qu’en définitive préconisent les deux plus grands penseurs politiques du Siècle des Lumières, c’est un rapport dialectique constant entre l’identité de citoyen et l’identité d’homme. Il n’y a certes pas d’individu qui ne soit façonné par sa société et sa culture; à ce titre il est et restera citoyen d’un Etat aux lois duquel il est soumis; mais il n’y a pas d’individu qui n’écoute en lui la voix de la raison et qui n’aspire à modifier sa société en fonction des lois universelles que lui dicte sa conscience. C’est ce rapport dialectique entre l’identité civique et culturelle du Libanais et son identitié humaine que j’ai tenté de laisser transparaître à travers l’analyse du pluralisme communautaire et de la culture plurielle qui conditionnent son existence au sein de l’Etat, et celle de son aspiration à un Etat de droit capable de médiatiser ses libertés fondamentales. Cette aspiration, qui surgit du fond de la conscience, et que partagent toutes les consciences, se pose nécessairement comme une instance critique, car elle donne la mesure de l’écart entre l’état de fait et l’idéal qui lui correpond, entre ce qui est et ce qui doit être. Si l’idéal de Rousseau et de Montesquieu était, comme le note Tzvetan Todorov, «un citoyen obéissant mais éventuellement critique»(25), il faut peut-être aller plus loin en reconnaissant, avec un autre penseur contemporain, Abel Jeannière, que «l’homme ne se définit pas seulement par la société politique, il se définit tout autant par la critique permanente de la société dans laquelle il vit»(26). C’est grâce à ce sens critique, éclairé par les droits de l’homme et exercé à bon escient, que les jeunes Libanais pourront peu à peu conformer leur société à l’idée démocratique d’une nation pluraliste moderne. C’est d’ailleurs cette idée qu’exprime, à sa manière, l’Exhortation apostolique: «Parce qu’il est composé de plusieurs communautés humaines, déclare Jean-Paul II, le Liban est regardé par nos contemporains comme une terre exemplaire. En effet, aujourd’hui comme hier, sont appelés à vivre ensemble, sur le même sol, des hommes différents sur le plan culturel et religeux, pour édifier une nation de dialogue et de convivialité et pour concourir au bien commun. Des communautés, chrétiennes et musulmanes, s’attachent aujourd’hui à rendre plus vivantes leurs traditions. Ce mouvement est positif et peut faire redécouvrir des richesses culturelles communes et complémentaires, qui affermiront la convivialité nationale»(27). Puis, en un langage diplomatique mais transparent, il conclut: «Evidemment tout cela suppose aussi que le pays recouvre sa totale indépendance, une souveraineté complète et une liberté sans ambiguïté»(28).
Conformément à la tradition, la fête de Saint-Joseph a été célébrée dans la plus grande convivialité, hier, par l’Université Saint-Joseph, au campus des Sciences et technologies (ESIB) à Mar Roukoz où se sont retrouvés un millier d’enseignants des diverses facultés et écoles supérieures de Beyrouth, du Liban-Nord, du Sud et de la Békaa, de représentants des...