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Actualités - OPINION

Hommage Souverain Schéhadé

À l’occasion de la publication en coédition Dar el Nahar-Gallimard (collection «Patrimoine») des Œuvres complètes en trois volumes de Georges Schehadé, nous reproduisons ci-dessous la postface de Joseph Issa. Le brouillard, en montagne notamment, rend toutes choses indécises. La voix de Georges Schehadé obéit à cette loi ; Schehadé a la voix blanche, un peu détimbrée, de celui qui parle de choses immémoriales : le Dieu de la Bible, un Christ de miséricorde qui fait pleurer les femmes et les hommes, l’hiver, le soleil, l’amour d’une femme, la mort en ce jardin qui s’appelle la Terre. Du Liban qui, pour les uns est terre des dieux, pour les autres escale du temps, lumière des siècles ou encore souriante splendeur, il n’est jamais précisément question. Mais les mots sont là, diffuseurs d’ambiance, ils lèvent des images familières, et on se trouve finalement devant une évidence : c’est bien notre pays qui est nommé, mais pays devenu lieu abstrait , surréel, paradoxalement défini une fois pour toutes – parce qu’ouvert à tous les rêves. Schehadé, pour qu’advienne le tremblé du rêve, a malicieusement brouillé les pistes. Il a changé les mots de leur place à l’intérieur des vers, et même à travers le poème ; mais les mots, pourtant décentrés, multiplient leurs signaux et l’on ressort d’un poème avec l’impression que tout va de soi alors même que cette poésie est d’apparence déroutante. Bien avant les images virtuelles que les ordinateurs fabriquent à volonté, Schehadé, qui a oublié son âge, a mis au point cette technique du flou qui fonctionne comme un dispositif bien agencé : à nous de rapprocher les morceaux comme il nous plaît ; les possibilités ainsi offertes à chacun de convoquer son Liban, de dimensionner ses rêves, de piloter ses émotions, sont infinies…Le Liban a habité Schehadé autant que Schehadé l’a habité. Notre pays s’est déposé en un précipité chimique dans l’intériorité du poète et on croirait presque, à le lire, qu’il n’est que l’aide de camp subalterne d’une force médiumnique qui guide une main sans avant-bras sur une feuille blanche. Car l’art souverain de Schéhadé consiste à gommer toute trace de travail. Certes, un poème, une fois éclos, est une entité autonome qui prend sa route pendant que le poète poursuit la sienne. Le poème appartient à tous et à chacun. D’autant plus que la poésie de Schehadé est insaisissable : une poignée de sable, d’eau, de vent… Mais en réalité, derrière cette magie il y a un homme qui récite le prononcé des événements de l’âme levantine : la poésie de Schehadé donne à voir l’opposition entre sereine nature et tragédies intérieures, elle dévoile bientôt notre véritable identité figée en destin ; l’oriental est tellement fataliste que la possibilité d’être heureux lui sera offerte sans qu’il l’aperçoive. D’ailleurs, même la conscience de soi s’effectue à travers l’autre : «Je t’aime, on me l’a dit». Et il y a, bien sûr, la hantise de nos fins dernières que Schehadé, grand manipulateur au pays des mots, a le don de conjurer : sa poésie étant sans bornage à cause de la dislocation voulue des poèmes, cette dislocation a l’effet d’un multiplicateur de puissance, puisqu’on peut faire kaléidoscoper les mots ad libitum ; une forme d’éternité est ici opposée au naufrage des vies qui se défont. La nécessité poétique ne talonne apparemment pas ce charmeur de phrases. Pourtant, langueur et concision sont le fruit de la même intention, du même souffle, du même travail : dire le moins pour transmuter le plus. Le choix médité de chaque mot, de chaque mot en fonction des autres, la place d’un mot à tel endroit et à aucun autre, tout ici fait sens. Schehadé impose, par l’autorité de son art, la sobriété verbale, généralement étrangère aux poètes de ce siècle, mais qui sied à notre frugale Montagne. Il a su aussi changer de registre sans provoquer d’hiatus à l’intérieur de son œuvre : ses pièces inaugurent le versant oriental — coloré et bon enfant — du théâtre surréaliste. Mais les personnages drolatiques de ce théâtre terminent leur gracieuse farandole complètement déconfits. L’œuvre de Schehadé est la référence essentielle de la poésie libanaise parce que c’est une œuvre aboutie. Elle a déterminé la manière poétique libanaise : il y a un avant et un après-Schehadé. Ses prédécesseurs versaient souvent dans l’académisme. Les autres se situent , avec plus ou moins de bonheur, en fonction de lui. Il a révélé à eux-mêmes les plus doués d’entre eux. Schehadé est un révélateur. Il y a nos vies dans cette poésie, nos vies comme mirage et comme réalité. Des vers élucident l’opacité de nos sentiments, il y a un écho amplifié de nos désirs improbables, de nos chagrins annoncés, écho qui, tout à la fois, décrit et transfigure. Comment parle-t-on des autres en parlant de soi? Il aura fallu un envoûteur qui ait l’intuition très exacte de ce que sont les choses et les mots, les mots nécessaires pour nous accompagner tout au long de cette songeuse, énigmatique, mortelle randonnée de l’existence : «Comment mourir quand on peut encore rêver?»… «Ô mon amour qui demandez au sommeil les voyages»… «Vous pleurez si doucement qu’en vous touchant on meurt»… «Fermez mes yeux avec la rose de vos genoux»… «Son pied est pensif ainsi qu’une chaîne d’esclave»… «Ah réveillez-moi en appelant les servantes du nom de nos mères»… «Les troupeaux qui ont mille ans à cause de la lune»… «Un pays lointain si proche par le chagrin de l’âme»… «Icône de très douce patience»… «À l’avant de ton visage tant d’adieu»… «…cette femme dont le genou écarté est une peine infinie»… «Je parle d’une rose plus précieuse que les rides du jardinier»… «Lune légère ô miroir d’absence»… La poésie de Schehadé est cristal, bénéfique illusion, prière, eau vive. Demeure une ambiguïté. Il y a en Schehadé un enfant aux yeux tourmentés, un émigré de Brisbane, un francophone perplexe, un oriental mélancolique de ce que l’Orient ne soit plus que l’ombre de lui-même : on ne peut pas être et avoir été. Certains voudraient même faire de Schehadé l’arpenteur démodé d’un monde anachronique, passéiste, failli. Les ruines encore dressées du dernier conflit et, plus généralement, une modernité hagarde parce que sans repères ont, il est vrai, accouché d’une société qui, un beau jour, fera violence sans crier gare à un imaginaire désormais un peu daté. Quoi qu’il en soit, Schehadé aura mis dans sa poésie ce que l’Histoire du Liban n’a su proposer que par intermittence : les accords parfaits. Et le Liban démâté qui sombrait lentement est aussi ce Liban que Schehadé, par tous les possibles sur lesquels ouvre sa poésie, a installé au présent définitif. D’ailleurs, les peuples se jugent aussi à la qualité des poètes dont ils font leur commerce. Inversement, la poésie de Georges Schehadé procède, nous semble-t-il , de la souveraineté du Liban. La poésie schehadienne, née du brouillard, ne livrera jamais vraiment ses contours. Notre Montagne, qui est lue par beaucoup comme une théophanie, est éternelle.
À l’occasion de la publication en coédition Dar el Nahar-Gallimard (collection «Patrimoine») des Œuvres complètes en trois volumes de Georges Schehadé, nous reproduisons ci-dessous la postface de Joseph Issa. Le brouillard, en montagne notamment, rend toutes choses indécises. La voix de Georges Schehadé obéit à cette loi ; Schehadé a la voix blanche, un peu détimbrée, de celui qui parle de choses immémoriales : le Dieu de la Bible, un Christ de miséricorde qui fait pleurer les femmes et les hommes, l’hiver, le soleil, l’amour d’une femme, la mort en ce jardin qui s’appelle la Terre. Du Liban qui, pour les uns est terre des dieux, pour les autres escale du temps, lumière des siècles ou encore souriante splendeur, il n’est jamais précisément question. Mais les mots sont là, diffuseurs d’ambiance, ils...