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Actualités - INTERVIEWS

Il signera cet après-midi son livre écrits politiques Fouad Boutros : la presse et l'intelligentsia doivent dénoncer les dérapages (photo)

M. Fouad Boutros signera aujourd’hui, samedi, de 17 heures à 19 heures, son livre «Ecrits politiques», publié aux éditions «Dar an-Nahar». La signature aura lieu dans le jardin de la villa de Lady Cochrane (l’ancien siège de la PNBI), à la rue Sursock. Le livre constitue un recueil des principaux articles, discours et conférences de M. Boutros depuis les débuts de sa carrière politique. Plusieurs fois député et ministre, il a été, notamment, vice-président du Conseil et ministre des Affaires étrangères durant tout le mandat du président Elias Sarkis. A ce titre, il a suivi de près les principales phases de la guerre libanaise. Dans une interview à «L’Orient-Le Jour», il a effectué, à partir d’une position de recul, un survol rapide du contexte stratégique global et des lignes directrices qui ont sous-tendu le problème libanais.
Question: En 1978, lors des affrontements entre les Forces libanaises et l’armée syrienne à Achrafieh, vous étiez ministre des Affaires étrangères et l’un des plus proches collaborateurs du président Elias Sarkis. Quel était le contexte qui a accompagné les événements de 1978?
Boutros: «Il est certain qu’en 1978, l’Occident, et plus particulièrement les Etats-Unis, s’intéressaient davantage au Liban en tant que tel, parce que nous étions encore en pleine guerre froide. Les événements de 1978 sont dus à des facteurs interne, politique, et psychologique. Mais il est certain que le détonateur de ces événements a été la visite du président Sadate à Jérusalem. Cette visite a entraîné une conflagration entre les Forces libanaises et la Syrie. Cela pouvait être évité. Mais les Etats-Unis pesaient de tout leur poids en faveur des arrangements de Camp David. Ce facteur, ainsi que les contacts que les F.L. pouvaient avoir alors avec l’extérieur n’ont pas aidé à faire envisager les choses dans la perspective du long terme et sous un angle sain et réaliste».
Question: Les événements qui se sont déroulés à la suite de Camp David étaient-ils dus à une simple conjonction de facteurs, ou plutôt à la volonté d’une quelconque partie d’exploiter la scène libanaise pour des raisons en rapport avec Camp David?
Boutros: «La Syrie ayant mené campagne contre Camp David, il est évident que les services de Renseignements américains ainsi qu’Israël ont essayé de créer un mouvement contre la Syrie pour l’embarrasser. Le Liban a ainsi été entraîné dans un nouveau tourbillon, d’autant que les prétextes pour pousser les choses dans cette direction ne manquaient pas».
Question: Vous avez souligné que les pays occidentaux, et plus particulièrement les Etats-Unis, manifestaient à l’époque plus d’intérêt pour le Liban en raison de la guerre froide. Celle-ci était-elle donc profitable au Liban?
Boutros: «Pendant la guerre froide, les Etats-Unis considéraient qu’il était indispensable d’empêcher le Liban de tomber sous l’influence de l’Union Soviétique. Or à cette époque, la ligne de démarcation entre l’Est et l’Ouest passait par la frontière libano-syrienne».
«D’ailleurs, la guerre froide a été l’une des causes de la guerre libanaise. Mais avec la fin de la guerre froide, les Etats-Unis n’ont plus les mêmes raisons de s’intéresser au Liban. Seuls les deux voisins du Liban, Israël et la Syrie, ont un intérêt direct à s’y intéresser. L’accord de Taëf est d’ailleurs intervenu au moment où la guerre froide touchait à sa fin».
Question: La fin de la guerre froide a ainsi facilité un règlement politique pour mettre un terme à la guerre au Liban. Mais la fin de la guerre froide n’a-t-elle pas aussi facilité le déséquilibre interne et la déviation du règlement politique, dans la mesure où les Etats-Unis, et l’Occident en général, ne s’intéressaient plus au Liban, autant qu’auparavant?
Boutros: «La fin de la guerre froide a effectivement facilité un règlement et l’arrêt des hostilités. Il restait à trouver à travers ce règlement un équilibre politique à l’intérieur du Liban. Dans le contexte présent, il existe moins de forces antagonistes sur la scène locale. Les forces dominantes ne cherchent pas à exécuter ce que Taëf considère comme une condition sine qua non, à savoir l’entente nationale et l’équilibre des pouvoirs».
«Nous nous trouvons face à un paradoxe. La fin de la guerre froide a permis le règlement de la crise libanaise, mais en même temps, elle n’a pas assuré un équilibre interne. Dans le contexte régional actuel, s’il n’y a pas d’entente nationale véritable, le Liban est condamné à être sous tutelle».
Question: Mais une telle entente est-elle réellement possible à l’ombre de la tutelle qui existe déjà?
Boutros: «Le rôle privilégié reconnu à la Syrie par Taëf s’est transformé en tutelle. La question qui se pose est de savoir si la tutelle est de nature à faciliter l’entente ou à la bloquer. Nous sommes condamnés à vivre dans un tissu de contradictions. Vous remarquerez qu’il s’agit là du second paradoxe auquel nous faisons face (avec celui en rapport avec la guerre froide). De fait, souvent, les causes qui pourraient faciliter la solution sont elles-mêmes à l’origine du mal dont nous souffrons».
Question: Dans le cas de figure hypothétique où la tutelle n’existerait plus, l’entente interne est-elle possible?
Boutros: «L’entente pourrait devenir plus facile. Mais cela suppose que les fractions locales en présence qui sont censées s’entendre ne soient pas soumises à l’influence d’autres extérieures. Les fractions locales doivent réaliser qu’elles sont condamnées à s’entendre et qu’elles doivent trouver un équilibre entre elles, abstraction faite des accointances avec l’extérieur. Je tiens à préciser à ce propos que tout contact avec Israël doit être absolument exclu et condamné. Il y a donc un point d’équilibre à trouver. Dans un pays multiconfessionnel, ce point d’équilibre ne peut, certes, ignorer totalement, quoi qu’on dise, la loi du nombre, mais il ne peut pas être tributaire uniquement de la loi du nombre car nous risquerions alors de faire face au problème délicat de la garantie des droits des minorités».
Question: Dans un article que vous avez publié le 22 novembre 1978 dans «Le Monde», vous avez souligné que le Liban est condamné à avoir une vocation indivisible à la fois arabe, méditerranéenne et universelle. Cette vocation du Liban est-elle encore possible dans le contexte présent, à la lumière des retombées de la fin de la guerre froide?
Boutros: «Le Liban offre un visage particulier, tout en étant un pays arabe. Il est pluraliste, orienté historiquement, culturellement et géographiquement vers la Méditerranée et l’Occident. Il a essayé, dans ce cadre, de réaliser une sorte d’harmonie entre ces deux faces. Mais dans l’état actuel, on peut se demander si cette vocation se réalise. Certes, les différentes communautés ne veulent plus se faire la guerre. Mais il ne s’agit là que d’un arrangement négatif. Il ne suffit pas uniquement de vouloir vivre en commun. Encore faut-il s’entendre en profondeur sur un projet de société, une politique à l’échelle nationale, les limites de certaines dispositions prévues par Taëf».
Question: Dans une conférence donnée à l’ALDEC en mai 1985, vous avez cité Arnold Toynbee qui a évoqué les retombées possibles du cas de figure où la frontière entre les deux empires mondiaux (entre le bloc de l’Est et le monde occidental) s’établirait sur la crête de l’Anti-Liban. Cette ligne de démarcation entre les deux blocs de l’Est et de l’Ouest n’existe plus, évidemment, depuis l’effondrement de l’URSS. Dans le nouvel ordre marqué par un monde qui n’est plus bipolaire, le Liban présente-t-il toujours un quelconque intérêt pour la seule Super Puissance qui existe encore ?
Boutros: «Arnold Toynbee était un visionnaire. Il a vu cette notion de ligne de démarcation passant par l’Anti-Liban, bien avant n’importe qui. Mon sentiment personnel, aujourd’hui, est que le Liban en tant que tel n’est pas une priorité pour les Etats-Unis, dans un monde unipolaire. Etant un pion sur l’échiquier du Proche-Orient, le Liban offre un certain intérêt dans la mesure où il peut faciliter ou bloquer, indirectement, un règlement régional».
Question: L’historien Arnold Toynbee souligne que le Liban, comme Israël, n’est pas viable s’il se trouve dans un état permanent d’hostilité envers ses voisins à l’Est. Ce principe est-il lié à la guerre froide ou est-il indépendant d’une telle situation?
Boutros: «Ce principe est valable au-delà de la guerre froide. Il n’est pas possible d’envisager un Liban paisible et calme s’il est en conflit avec la Syrie. Il s’agit là d’une hypothèse qu’il faut absolument écarter. Le gouvernement libanais doit dialoguer avec les Syriens, ce qui, à mon avis, n’est pas le cas. Il n’y a pas de dialogue entre le Liban et la Syrie, laquelle choisit les gouvernants. Des directives sont données par une partie à l’autre».
Question: Est-il possible de concilier la non-hostilité avec le voisin de l’Est et la sauvegarde des spécificités libanaises?
Boutros: «Il faut aller au-delà de la non-hostilité. Il faut aboutir à une collaboration franche et sincère. Il est certain que la Syrie est un pays plus grand et plus fort que le Liban. Il y a donc l’avantage du fort sur le faible. Il est dangereux de l’exploiter sans provoquer un sentiment de rancœur. Le grand frère peut conseiller, raisonner, au besoin, son jeune frère. Mais il ne peut pas lui faire violence. Il faut respecter le pouvoir de décision du Liban et reconnaître les spécificités qui lui sont propres, et qui font partie de son patrimoine et de ses traditions».
Question: Vous avez dénoncé à maintes reprises le dysfonctionnement de l’Etat au Liban, dans les circonstances présentes. Quelles sont les véritables causes d’un tel dysfonctionnement?
Boutros: «Jamais l’Etat libanais n’a fonctionné à la perfection. Il y a toujours eu un certain dysfonctionnement. Même dans les pays les plus évolués, il y a un effort permanent pour améliorer le fonctionnement de l’Etat. Au Liban, le dysfonctionnement a augmenté en raison, d’abord, de la guerre. Mais ce qui est inquiétant, c’est que depuis la fin de la guerre, le fonctionnement de l’Etat ne s’est pas amélioré. On assiste aujourd’hui, sous le couvert et l’apparence d’une légalité formelle, à un dysfonctionnement inquiétant qu’on cherche à légaliser. Ainsi, la légalité couvre, voire même encourage ce dysfonctionnement qui risque d’aboutir à la destruction de l’Etat».
Question: Dans l’avant-propos de votre livre, vous soulignez que les mœurs politiques échappent de plus en plus à toute règle morale, ce qui a pour effet d’altérer la physionomie du pays et ses traits distinctifs. Nous avons donc dépassé le stade du dysfonctionnement pour déboucher sur une éventuelle modification de la physionomie socio-politique du pays. Pensez-vous que les risques de bouleversement des spécificités libanaises sont dus à des facteurs conjoncturels ou qu’ils sont le fruit d’une tentative délibérée entreprise sur ce plan par certaines fractions?
Boutros: «Il est évident que nul ne se soucie de la Constitution. Nous sommes en train de glisser vers un système politique qu’il me serait difficile de qualifier car je ne sais pas en quoi il consistera si le glissement se poursuit. Mais il est évident qu’il s’éloignera de la démocratie et du parlementarisme, au grand dam des libertés et des droits de l’homme». «Je me refuse encore à croire que ce processus résulte d’un plan prémédité. Une prise de conscience de la part de la classe politique et de l’opinion publique pourrait bloquer cette dérive et mettre le tuteur devant ses responsabilités».
Question: Pensez-vous, avec le recul du temps, que le président Sarkis et vous-même avez réussi, dans vos rapports et discussions avec les Syriens, à amener le pouvoir syrien à respecter quelque peu les spécificités libanaises et le pouvoir central au Liban?
Boutros: «Les négociations avec les Syriens n’ont jamais été faciles. Le vice-ministre soviétique des Affaires étrangères m’avait dit dans les années 80 que les Syriens étaient des adversaires difficiles et des alliés difficiles. Le pouvoir syrien est musclé et fort. Il n’est pas aisé de lui faire changer d’avis. Mais je dois reconnaître que dans nos discussions avec les Syriens, nous avons réussi, non sans peine, à leur faire admettre certains principes essentiels auxquels nous étions attachés et à en tirer les conséquences».
Question: Vous avez dénoncé à plusieurs reprises le fossé qui s’élargit entre l’Etat et la population...
Boutros: «Effectivement, l’Etat ne tient nullement compte de l’opinion publique. Il tente de l’assujettir et de la désorienter. Quand il fait semblant d’en tenir compte, c’est par tactique. On semble croire que le Libanais moyen n’est pas conscient ou lucide, ce qui n’est nullement vrai. On ne peut pas tromper tout le monde, tout le temps. Il faut que la presse et l’intelligentsia continuent à dénoncer les dérapages et à souligner que ce qui se passe n’est pas la règle mais une entorse à celle-ci. Il faut entretenir dans l’esprit des gens qu’il faut s’atteler à changer les choses, et parce que ce n’est pas facile, il faut prêcher la patience, prôner l’entente nationale et donner à l’opposition un cadre large et organisé. Face à la carence des responsables officiels, il faut que la société civile tente d’inverser le cours des événements et de mettre un terme aux errements».

Propos recueillis par
Michel TOUMA
M. Fouad Boutros signera aujourd’hui, samedi, de 17 heures à 19 heures, son livre «Ecrits politiques», publié aux éditions «Dar an-Nahar». La signature aura lieu dans le jardin de la villa de Lady Cochrane (l’ancien siège de la PNBI), à la rue Sursock. Le livre constitue un recueil des principaux articles, discours et conférences de M. Boutros depuis les débuts de sa...