Cinq ans après le Sommet de la Terre tenu à Rio, son programme d’action, l’«Agenda 21», est pour l’essentiel resté lettre morte. En juin dernier, à Denver, puis à New York, et récemment à Bonn, les négociations sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre ont fait fiasco: «Rio + 5» «Rio moins 5»! Cette inertie internationale trahit la myopie temporelle de l’époque. «Nous sommes embarqués sans freins et sans visibilité dans l’aventure du futur», note Federico Mayor, directeur général de l’UNESCO, «pourtant, plus une voiture roule vite et plus ses phares doivent porter loin». Jeter sur le monde un regard tourné vers l’avenir, c’est se donner les moyens d’accomplir une mission éthique décisive à l’égard des générations futures. Car si nous n’agissons pas à temps, nos enfants n’auront pas le temps d’agir du tout: ils risquent d’être victimes de processus devenus incontrôlables — croissance démographique, dégradation de l’environnement global, disparités accrues entre Nord et Sud et au sein même des sociétés, apartheid social et urbain, montée de l’intolérance, érosion de la démocratie et emprise mafieuse.
Mais les sociétés humaines souffrent d’un divorce croissant entre la projection dans le futur, de plus en plus nécessaire, et le projet, de plus en plus absent. Elles souffrent surtout d’un dérèglement de leur rapport au temps. La globalisation et l’essor des nouvelles technologies imposent aux sociétés la tyrannie du «temps réel» et l’horizon indépassable du court terme: hégémonie de la logique financière et médiatique; ajustement des politiques sur la prochaine échéance électorale; importance extrême accordée à l’humanitaire, à l’heure où l’aide au développement décroît. La fameuse «crise du sens» résulte de ce paradoxe: le temps est aboli par l’instant.
Cessant d’être un dispositif transitoire, la logique de l’urgence devient permanente, et conduit à investir à fonds perdus dans l’échec. Pourtant, le développement au XXIe siècle exigera une vision et des investissements à long terme, en faveur de la santé et de l’éducation pour tous tout au long de la vie, de la science et des technologies, des infrastructures. Qui bâtira l’équivalent «high-tech» de l’école de Jules Ferry?
Réhabiliter le long terme suppose qu’acteurs et décideurs cessent de s’«ajuster» ou de s’«adapter»; qu’ils anticipent et prennent les devants. Car le délai est souvent très grand entre l’énoncé d’une idée et sa réalisation. Une génération, voire plusieurs, c’est fréquemment le temps minimum pour qu’une politique porte tous ses fruits. Le renforcement des capacités d’anticipation et de prospective est donc une priorité pour les gouvernements, les organisations internationales, les institutions scientifiques, les acteurs de la société et le secteur privé. L’UNESCO a procédé à cette réforme au cours des dernières années, en créant une Unité d’analyse et de prévision et en donnant un nouvel élan à son programme de prospective. Le secrétaire général de l’ONU vient aussi d’instituer un Unité de planification stratégique chargée de la prospective et de proposer pour l’an 2000 un Sommet du nouveau millénaire. Mais réhabiliter le long terme exige aussi que l’on pose les jalons d’une éthique du futur qui, au-delà du contrat social entre contemporains, élargisse la communauté éthique aux futurs citoyens. L’UNESCO a inauguré cette réflexion lors d’une conférence internationale qui, à l’initiative de Candido Mendes, président du «Senior Board» du Conseil international des sciences sociales, et de l’Unité d’analyse et de prévision, a réuni à Rio de Janeiro du 2 au 4 juillet dernier une trentaine de scientifiques de haut niveau.
«L’éthique du futur est une éthique de paysan. Elle consiste à transmettre un patrimoine», souligne Federio Mayor. Un patrimoine qui ne se borne plus désormais aux pierres, mais qui intègre le patrimoine immatériel et symbolique, éthique, écologique et génétique. Mais l’édification d’une éthique du XXIe siècle exige aussi cette «réforme de la pensée» qu’a évoquée Edgar Morin. La responsabilité, qui portait jusqu’à présent sur les actes passés, doit se tourner vers le futur lointain, comme le suggère Hans Jonas dans le Principe responsabilité, pour préserver ce qui est essentiellement fragile et périssable: la vie, la planète, ou la Cité. Le patrimoine lui-même devient futur. Le principe de précaution doit nous guider: toute prospective est en effet gestion des conséquences de nos actes, mais aussi management de l’imprévisible et de l’incertitude, donc du risque.
«L’affaire propre de l’homme politique», c’est «l’avenir et la responsabilité devant l’avenir» (Max Weber). Dans cette optique, note Paul Ricœur, «il faut résister à la séduction d’attentes purement utopiques; elles ne peuvent que désespérer l’action. Oui, il faut empêcher l’horizon d’attente de fuir; il faut le rapprocher du présent par un échelonnement de projets intermédiaires à portée d’action». Dès lors, y a-t-il lieu d’opposer solidarité envers les générations présentes et solidarité vis-à-vis des générations futures? L’indifférence à l’égard des exclus d’aujourd’hui est l’avers de la monnaie, l’oubli des générations futures son envers. L’éthique du futur, ce n’est pas l’éthique au futur.. remise aux calendes grecques. C’est une éthique du temps qui réhabilite le futur, mais aussi le présent et le passé. C’est une éthique pour demain, mais dont nous devons faire preuve ici et maintenant. Comme l’écrit le poète Otto René Castillo: «Il est beau d’aimer le monde avec les yeux des générations à naître».
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