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Actualités - REPORTAGE

Une chronique sepia du mandat français au Proche-Orient

PARIS. — De Mirèse AKAR
Les Français n’ont pas eu l’équivalent d’un Lawrence d’Arabie, quelqu’un qui aurait eu sa stature, sa personnalité flamboyante et son double rôle d’acteur de l’histoire et d’écrivain, pour électriser leur imagination en leur racontant la légende dorée — ou plutôt sépia — de leur présence au Proche-Orient. Voilà sans doute pourquoi les guerres d’Indochine et d’Algérie, comme aussi les péripéties de l’accession à l’indépendance des pays de l’Afrique coloniale, sont restées plus vivaces dans leur mémoire collective que les multiples épisodes du Mandat au Levant.

350 photographies

Les derniers soldats français quittaient le port de Beyrouth en 1946, il y a tout juste cinquante ans, et les éditions Casterman ont choisi cet anniversaire pour publier «La France et le Proche-Orient», une chronique illustrée qui couvre les années 1916 à 1946 et figure une sorte de contrepoint documentaire et visuel aux écrits Louis Massignon, Joseph Kessel, Jérôme et Jean Tharaud et aussi, bien sûr, à «La Châtelaine du Liban» de Pierre Benoit (qui s’écrit sans accent circonflexe!), l’un des romans les plus vendus de l’entre-deux guerres.
Les trois cent cinquante photographies de ce magnifique album consigné par Pierre Fournié, arabisant, historien spécialiste du Proche-Orient et Jean-Louis Riccioli, professeur d’histoire militaire, proviennent des archives, en grande partie inédites, du ministère des Affaires étrangères, du service historique de l’armée de terre et du musée Albert Kahn, certaines ayant également été empruntées à des collections privées.

Une notion ambiguë

Manifestement fascinés par l’Orient arabe, les deux auteurs ont néanmoins choisi de mener leur entreprise de façon lucide et distanciée. En s’interrogeant, pour commencer, sur la notion même de Mandat, une «trouvaille du droit international public» au lendemain de la Première Guerre mondiale et dont le Levant allait devenir le terrain d’expérimentation. Les «tuteurs» français comme les «pupilles» libanais et syriens s’accordèrent alors à en critiquer l’ambiguïté. Fournié et Riccioli n’hésitent pas à écrire qu’au bout d’un demi-siècle, «le Mandat manque toujours autant de substance: sa réalité nous est restée éminemment approximative et fuyante». Et cherchent en vain «une personnalité au destin fulgurant» qui aurait pu incarner avec superbe cette rencontre entre la France et l’Orient arabe, le pendant d’un Lyautey au Maroc, d’un Charles de Foucauld dans le Sud du Sahara, d’un Galliéni au Tonkin, d’un Savorgnan de Brazza au Congo. Avant de s’interroger: «Le Levant n’aurait-il eu droit qu’aux cadets de la colonisation parmi les survivants de l’hécatombe de 14-18?».
Il est vrai que Weygand le Pieux, Gouraud le Simple ou Sarrail le Terrible n’avaient pas vraiment de quoi galvaniser les esprits. Les auteurs ne se privent pourtant pas de noter que les hauts commissaires successifs, ainsi d’ailleurs que tous les agents de l’autorité mandataire, furent désarçonnés par la complexité du jeu politique local et la pratique du clientélisme, passablement déroutants pour des esprits cartésiens. Mais ils se sont d’abord attachés à donner une chronique en images de l’époque, photos et grosses légendes venant en renfort de leurs analyses.
Voici Beyrouth pavoisé aux couleurs françaises à l’occasion du 14 juillet 1920. Un mois et demi plus tard, le 1er septembre, c’est la proclamation par le général Gouraud du Grand Liban qui donne lieu à la photo la plus diffusée de l’histoire du Mandat et à un discours aux accents barrésiens: «Au pied de ces montagnes majestueuses qui ont fait la force de votre pays en demeurant le rempart inexpugnable de sa foi et de sa liberté, au bord de la mer légendaire qui vit les trirèmes de la Phénicie, de la Grèce et de Rome, qui porta par le monde vos pères à l’esprit subtil au négoce et à l’éloquence… par devant tous ces témoins de vos espoirs, de vos luttes et de votre victoire, c’est en partageant votre joie et votre fierté que je proclame solennellement le Grand Liban et qu’au nom de la République française, je le salue dans sa grandeur et dans sa fortune, du Nahr el-Kebir aux portes de la Palestine et aux crêtes de l’Anti-Liban.»

Images officielles
et anecdotiques

Tous les moments forts de l’époque sont là, restitués dans les fastes de leur decorum: ah, ces kawas en gilet brodé et pantalon bouffant ouvrant la portière d’une torpedo de fonction! Les épisodes dramatiques — la sédition au djebel druze, par exemple — voisinent avec le luxe des réceptions à la Résidence des Pins — qui avait failli abriter un casino et une salle de cinéma — ou la misère des réfugiés arméniens relogés à Anjar et qui accueillent le haut-commissaire par un calicot célébrant «La France chevaleresque».
Si les images officielles apparaissent comme autant de précieux documents, ce sont surtout les photos anecdotiques qu’on savoure: celle de l’avenue des Français à la chaussée défoncée en 1920 et puis pimpante, ombragée de palmiers en 1936. Celle de la brigade des veilleurs de nuit à Beyrouth qui sifflaient sans relâche durant leur service, tirant les gens de leur sommeil pour leur signifier qu’ils veillaient bien à leur tranquillité! Celle de Josephine Baker, reçue à bord de La Moqueuse, en juillet 1943. Celle encore de la collection de trophées de l’équipe de football de Beyrouth, créée dans les dernières années du Mandat. Celle enfin d’un croquis du pavillon du Liban, établi en 1928 par le service de la Marine marchande du haut-commissariat et où le cèdre figure sur la bande blanche centrale du drapeau tricolore.
Fournié et Riccioli ont puisé à pleines mains dans les archives pour illustrer la tournée véritablement triomphale entreprise par le général de Gaulle du 11 août au 8 septembre 1942. C’est l’époque où il s’agit de rivaliser de complication avec l’Orient compliqué. Fin manœuvrier, le général Spears est devenu la bête noire de la Délégation française, et de Gaulle s’attache à contrer son action pour bien montrer que la France libre garde le contrôle de la région.

Radio-Levant

Après la libération, les Anglais adopteront une stratégie de propagande particulièrement discrète, les Français choisissant, au contraire, d’allouer de gros crédits à l’information du Proche-Orient dont le principal instrument s’appelle Radio-Levant. Ce poste émetteur est bientôt cédé aux autorités libanaises, mais l’Ecole supérieure des lettres y a une chasse gardée de deux heures de programme quotidien, une formule inaugurée en 1946 par André Gide. C’est Gabriel Bounoure qui dirige alors l’E.S.L., et le livre accorde la place qu’il mérite à cet homme d’exception qui fit tant pour le rayonnement de la culture française dans la région. Il ne s’agissait pas d’oublier non plus l’architecte-urbaniste Michel Ecochard à qui revint notamment la tâche d’établir les premiers plans cadastraux de Beyrouth mais qui entreprit également de grands travaux à Damas, s’efforçant de trouver un compromis entre les nouveaux besoins des villes d’Orient et le respect de leur mode de vie traditionnel.
«Vingt-cinq ans d’efforts français au Levant»: c’est le titre d’un fascicule publié en 1944 par l’Union des ingénieurs et techniciens de la France combattante et qui présente un inventaire des différents domaines — cartographie, géodésie, topographie, moyens de communication, agriculture, industrie, urbanisme, archéologie, éducation, assistance et santé publique… — où œuvra l’autorité mandataire. Un bilan technique, en quelque sorte. Avec le recul dont ils bénéficient, Fournié et Riccioli l’ont enrichi d’un bilan politique et, pourrait-on dire, sentimental, tout en mettant l’ensemble en perspective.
PARIS. — De Mirèse AKARLes Français n’ont pas eu l’équivalent d’un Lawrence d’Arabie, quelqu’un qui aurait eu sa stature, sa personnalité flamboyante et son double rôle d’acteur de l’histoire et d’écrivain, pour électriser leur imagination en leur racontant la légende dorée — ou plutôt sépia — de leur présence au Proche-Orient. Voilà sans doute...