Contrairement aux audiences précédentes, hier, le chauffage fonctionnait, tiédissant l’atmosphère de l’immense salle du tribunal. Comme d’habitude, les premiers arrivés sont Me Edmond Naïm et les membres de la famille de Manuel Younès. Petit à petit, avocats, journalistes, proches et partisans des FL commencent à arriver, mais pour la seconde audience consacrée à l’audition des témoins du Parquet, il n’y aura finalement pas grand-monde dans la salle.
A 14h15, Samir Geagea est introduit, tenant précieusement dans sa main un dossier bleu. Au cours de l’audience précédente et parce que ses avocats n’avaient pas présenté une demande en ce sens au président Khairallah, le dossier lui avait été confisqué, mais cette fois, les choses s’étant déroulées dans les règles, Geagea pourra lire ses questions aux témoins et il en est visiblement très heureux, puisqu’il sourit à l’assistance, notamment à son épouse, Sethrida.
L’audience déclarée ouverte, le représentant du procureur général près la Cour de cassation, M. Amine Bou Nassar, déclare à la cour que le Parquet a exécuté ses instructions puisque M. Addoum s’est rendu la veille à Yarzé et a inspecté le lieu de détention de M. Geagea et des autres prisonniers. M. Bou Nassar rappelle que le procureur général de la République a constaté que les conditions de détention dans cette prison sont tout à fait normales et que les droits de l’homme y sont respectés. «Il n’y a donc aucune raison de se plaindre et la polémique soulevée par les avocats de la défense n’a plus de raison d’être», déclare-t-il.
Ces propos ne plaisent toutefois pas aux avocats de la défense. Me Rizk tient à préciser que l’inspection du procureur général de la République fait suite à leurs revendications et que, malgré tout, les avocats auraient souhaité la formation d’une commission médicale, regroupant, entre autres, un spécialiste de l’environnement qui étudierait la salubrité de la cellule de M. Geagea. Me Rizk rappelle que la cellule est quand même située sous le niveau du sol et que les avocats ne peuvent toujours pas s’entretenir en privé avec leur client, puisqu’un barrage vitré muni de sept à huit ouvertures le sépare d’eux. Enfin, Me Rizk évoque le démenti d’une source militaire autorisée publié mercredi dans la presse et commentant les aveux de deux témoins devant la cour. Pour Me Rizk, aucune source n’a le droit de commenter une affaire prise en charge par la Cour de justice.
Le président Khairallah l’interrompt pour lui demander en quoi cela concerne la cour et Me Rizk répond en demandant une intervention du Parquet qui devrait, à son avis, mener une enquête à ce sujet. Le président affirme alors: «Voyez donc avec lui, et laissez-nous poursuivre notre affaire». Mais les avocats de la défense ne veulent pas en rester là, d’autant que depuis que M. Geagea pose lui-même les questions aux témoins, ils se sentent un peu marginalisés.
Me Naïm à son tour soulève la question de la salubrité du lieu de détention et le président lui répond sèchement que c’est une question administrative qui ne peut être soulevée pendant l’audience.
Me Naïm proteste alors contre l’impossibilité pour les avocats de communiquer véritablement avec leur client. «Comment pouvons-nous lui remettre des documents importants pour en discuter avec lui? Et qu’on ne me réponde pas que nous pouvons les lui lire...».
Le président s’impatiente visiblement et, entre les deux hommes, le ton monte. C’est d’ailleurs la première fois depuis le début des procès dans lesquels M. Geagea est impliqué que le président sort ainsi de ses gongs. Il frappe frénétiquement sur la table avec son maillet mais, pour la première fois aussi, Me Naïm refuse de se taire. Pour lui, il s’agit de documents secrets qu’il ne peut décider d’inclure au dossier avant d’en avoir parlé avec son client. «Nous sommes en train de lui transmettre tous les documents que vous nous remettez, répond le président. Finissons-en...». «Mais ceux-là sont secrets», crie Me Naïm. Mais le président ne lui répond plus, demandant la convocation du premier témoin, le commandant à la retraite M. Fouad Malek. Comme Me Karam veut tenter de calmer la situation, le président demande à Malek d’attendre un peu et le voilà qui rejoint les bancs des journalistes. C’est l’occasion pour lui de leur dire aimablement qu’ils lui manquent.
Pendant ce temps Me Karam critique à son tour le démenti de la source militaire. Le président est très énervé et c’est Me Youssef Germanos de la partie civile qui en paie le prix puisque le droit à la parole lui est refusé.
L’intervention
de Malek
Egal à lui-même, mais certes bien plus détendu, M. Malek répond aux questions avec beaucoup d’aisance. Pourtant, son témoignage n’apporte pas vraiment des éléments nouveaux. Il se contente de répéter ce qu’il avait dit auparavant, à savoir qu’en principe, c’est le commandant en chef des FL qui prend toutes les décisions et donne les ordres aux différents départements des FL. Il souligne toutefois que la cour elle-même a décidé que certains actes avaient été accomplis sans que le chef des FL n’en ait été informé. Malek se réfère ainsi au verdict de la cour dans l’affaire de l’attentat contre l’église de Zouk, qui avait accusé les FL mais émis un non-lieu en faveur de leur chef.
M. Malek répète que le conseil de commandement des FL n’avait qu’une fonction consultative, les décisions étant prises par le chef et il rappelle qu’en tant que chef de l’état-major des FL, il ne savait rien des missions de sécurité ou du service de sécurité en général. Tout comme il affirme ignorer que le ministre Murr avait quitté les régions est (en 1986, à la suite de l’intifada du 15 janvier). D’ailleurs, la plupart des témoins entendus prétendront ignorer qu’il y a eu un conflit entre M. Murr et les FL... M. Malek déclare encore ignorer si les FL ont utilisé des voitures piégées, mais il ajoute que «bien que cela ne soit pas sa mission initiale, cela aurait pu arriver que la section d’intervention et de protection, présidée par Tony Obeid et rattachée au service de sécurité présidé par Ghassan Touma, ait piégé des voitures». Selon lui, toutefois, le fonctionnement du service de sécurité est plus souple que celui des autres départements surtout militaires. «Il dispose d’une certaine latitude dans ses actions», ajoute-t-il.
Geagea lui pose ensuite des questions tournant autour de son acceptation de la dissolution des milices et du déploiement de l’armée à Beyrouth et au Kesrouan.
«L’intifada»
du 15 janvier
Le second témoin est M. Nader Succar, ancien haut responsable des FL et proche de Samir Geagea. Succar a toutefois quitté la formation en 1992 car il était en faveur de la participation aux élections législatives. Visiblement, un froid règne désormais entre les deux hommes, puisque Geagea ne lève pas la tête pour regarder Succar, alors qu’il sourira à d’autres témoins. Pourtant Succar, qui est entendu pour la première fois dans un procès, ne fait aucune révélation. Il répète en gros ce qu’a dit M. Malek, reconnaissant toutefois avoir été envoyé par Geagea auprès de M. Murr, lorsque ce dernier s’était installé en France, à la suite de son départ des régions est. Mais il nie l’existence d’un conflit entre Geagea et M. Murr, précisant toutefois que certains chalets appartenant à M. Murr (à Halate-sur-Mer) ont pu être occupés par certains éléments des FL. Selon lui, Geagea était entièrement d’accord avec la dissolution des milices, mais il posait certaines conditions au sujet du déploiement d’une unité de l’armée au Kesrouan. il précise aussi que M. Murr a personnellement demandé à M. Geagea d’épargner son fils qui se trouvait avec Elie Hobeika, lors de «l’intifada» du 15 janvier 1986 et le chef des FL aurait accepté. Me Youssef Germanos essaiera de savoir si l’acceptation de M. Geagea s’est faite moyennant certaines conditions, et Succar niera être au courant de conditions de ce genre. En coulisses, l’avocat de la partie civile rappellera qu’il existe une autre version de ces faits, selon laquelle ce serait le commandant en chef de l’armée à l’époque, le général Michel Aoun, qui serait intervenu auprès de Geagea, à la demande de M. Murr, et qui aurait finalisé le scénario du sauvetage d’Elias Murr, d’Elie Hobeika et de leurs compagnons...
Succar affirme que si M. Murr a quitté les régions est, c’est à la suite de l’accord tripartite et non à cause d’un conflit personnel avec M. Geagea. Interrogé par Me Rizk, il révèle que M. Murr est revenu dans les régions est après le 13 octobre 1990 (lors de l’opération contre le général Aoun). Selon lui les poursuites contre les FL ont commencé avant que M. Murr ne soit nommé ministre de la Défense, et elles se sont poursuivies depuis.
Le président décide alors une pause d’une demi-heure mise à profit par les soldats qui suivent le jeûne du Ramadan pour se sustenter discrètement.
Un coup de fil
surprenant
Après la pause,le président demande aux avocats de la défense de présenter la liste de leurs témoins au cours des prochaines 48 heures et Me Edmond Naïm fait publiquement des excuses à la cour pour s’être emporté, rappelant qu’il a un immense respect pour la cour et pour la justice. Le président en est visiblement ému, alors que son assesseur, M. Moallam, qui arbore de nouvelles lunettes, les tripote délicatement.
Le troisième témoin est Simon Abou Ramia, membre des FL dissoutes et purgeant actuellement sa peine pour l’assassinat du père Semman Khoury à Ajaltoun. Abou Ramia déclare être resté membre des FL jusqu’à leur dissolution à la suite de l’attentat contre l’église de Zouk. C’est la première fois que quelqu’un reconnaît publiquement que les FL n’ont pas été dissoutes en juin 1991, à la suite de la décision du Conseil des ministres appelant à la dissolution de toutes les milices. Mais le témoin ne sait rien de l’affaire en cours.
Le quatrième témoin est l’ex-vice chef d’état-major des FL, pour les questions logistiques et administratives, M. Assaad Saïd.
Ce témoin raconte avoir reçu un coup de fil quelques jours après l’attentat d’Antélias. Il s’agissait d’une amie qui souhaitait l’inviter à dîner avec sa femme, en compagnie d’un autre couple. Mais elle a renoncé à inviter ce dernier couple parce qu’un de leurs amis, Paul Ariss, aurait demandé à celui-ci d’éviter de se rendre à Beyrouth ce jour-là. Saïd aurait rapporté l’incident à Geagea qui lui aurait demandé de donner les détails à Ghassan Touma. Or, Paul Ariss est un proche du ministre Hobeika et il l’avait accompagné un temps à Zahlé, après l’intifada du 15 janvier 1986. Saïd a beau déclarer ne voir aucun lien entre cet incident et l’attentat d’Antélias, comme il a beau affirmer que Ariss n’était pas chargé de questions militaires ou de sécurité, le camp de M. Geagea reste déterminé à exploiter l’incident. L’ancien chef des FL arbore d’ailleurs un large sourire pendant que Saïd raconte les faits. Saïd confie ensuite à la cour qu’il y a un an, Sethrida Geagea est venue chez lui et lui a demandé si cet incident était vrai «car, lui a-t-elle dit, nous comptons l’utiliser».
Me Karam demande alors au témoin s’il pense que l’attentat d’Antélias pouvait être destiné à MM. Georges Saadé ou Roger Dib (représentant des FL au sein du gouvernement Karamé). Mais le témoin avoue n’en rien savoir.
Geagea lui pose alors une série de questions sur les multiples tentatives d’éviter la guerre dite de libération (contre l’armée du général Aoun), comme s’il voulait se concilier l’opinion chrétienne... Me Germanos lui demande s’il sait que la ligne de M. Murr était surveillée et Me Rizk répond: «Toutes les lignes sont surveillées jusqu’à aujourd’hui...». En réponse à une question sur le fonctionnement des FL, Saïd répond que bien que ce soit contraire aux principes, un officier administratif au sein du service de sécurité des FL pourrait accomplir des missions de sécurité s’il en a les capacités. Il précise aussi que les officiers n’ayant pas des compétences en matière de combat sont mutés dans l’administration. Saïd déclare enfin connaître Fady Ghosn, alias Meneem, qui, selon lui, était spécialiste en explosifs au sein du service de renseignements militaires. Selon l’acte d’accusation, Fady Ghosn aurait été convoqué par Raji Abdo (chef du renseignement militaire) pour diagnostiquer les causes de l’échec de la tentative d’assassinat...
Le cinquième témoin, Khalil Wakim, est ensuite cité à la barre. Il s’agit d’un ancien membre de la section d’information au sein du service de sécurité des FL. Il révèle que «le lieutenant Nabil», alias Ruchdi Raad, était responsable des explosifs et des mines au sein du service de sécurité et il confirme qu’il y avait un garage accollé au bâtiment du service de sécurité à la Quarantaine. Il parle ensuite de la voiture piégée posée par les FL au passage de Nahr el-Mott, destinée à éviter une percée de l’armée du général Aoun. Manuel Younès avait parlé de cette voiture. D’ailleurs, le témoin affirme qu’il connaissait Manuel Younès, sous le nom de «lieutenant Mano». Or, ce dernier avait nié être doté d’un surnom. Le témoin précise aussi que le lieutenant Mano faisait partie des opérations du service de sécurité, c’est-à-dire qu’il recueillait les informations des autres sections du service. Au cours de son interrogatoire devant la cour, Manuel Younès avait limité ses fonctions à un rôle purement administratif et «nourricier» (il distribuait des sandwiches aux chababs).
Le sixième et dernier témoin est un personnage très pittoresque. Ghazar Ghazarian se trouvait au patriarcat arménien au moment des deux explosions. Dans un langage approximatif, mi-arménien mi- arabe, il explique ce qu’il a vu, provoquant souvent les rires de la salle et les refléxions ironiques de Me Karam. L’homme aurait vu une voiture américaine, bicolore (marron et beige) garée à proximité du patriarcat avant les deux explosions. Son évêque aurait même aperçu des jeunes gens rôdant autour de cette voiture, mais il a cru qu’ils voulaient la voler.
Il est près de 20 heures lorsque l’audience est levée. Harassée, l’assistance se presse vers la sortie et c’est par petits groupes frigorifiés que tout le monde quitte le Palais de justice. Prochain rendez-vous, demain vendredi.
Scarlett HADDAD
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