
© Francesca Mantovani / Gallimard
Abel. Un western métaphysique d’Alessandro Baricco, traduit de l’italien par Lise Caillat, Gallimard, 2025, 176 p.
C’est un livre bizarre. Poétique et cruel, raffiné et primal, sentimental et cynique. Plein d’aventures débridées et de réflexions philosophiques. Abel, le nouveau roman de l’Italien Alessandro Baricco, est, comme le sous-titre l’indique, « un western métaphysique ».
Abel Crow est le meilleur pistolero de l’Ouest. Pour lui, faire feu est un art, une manière d’être au monde. Ainsi commence-t-il le récit de sa vie : « Je sens une vibration, alors je tire. Quelque chose, comme une vibration. Je dégaine et je tire. Un minuscule frémissement du monde, voilà. À peine un instant. »
Mais contrairement aux flingueurs du cinéma, il n’incarne aucun idéal de virilité. Il a une âme d’artiste, sensible aux mystères de la vie, à l’affût de la splendeur fugace des choses. Il est devenu une légende à l’âge de vingt-sept ans, en tirant en même temps, de ses deux pistolets, sur deux cibles distinctes – un coup surnommé « le Mystique ». Désormais, il se lasse de son métier de shérif, indifférent à la gloire qui l’entoure. Il commence à souffrir d’insomnie – « toujours me mordaient ces nuits sans sommeil » – et ne trouve plus de consolation que dans les bras de son amante, Hallelujah, une femme exceptionnelle, indépendante et belle, à laquelle il pense sans cesse, quoi qu’il fasse, même lorsqu’il tire : « Je dois avoir dit qu’une partie de mon esprit est absorbée, sans interruption, par la plaisante tâche de savoir qu’elle existe. Peu importe où. »
Abel, lassé des duels, cherche confusément ce qui pourrait encore donner un sens à sa vie. Pour cela, il est doté de connaissances philosophiques étonnamment vastes, acquises auprès du « Maître », un vieillard aveugle capable de tirer sur des pièces d’argent lancées en l’air. Celui-ci lui enseigna l’art de tirer ; en échange, Abel lui faisait la lecture : « Je passai des nuits entières à lire Platon, Saint Anselme et Spinoza. »
Ainsi, au fil des pages – et même au beau milieu de certaines fusillades – surgissent les doctrines d’Aristote, de Descartes ou de Hume. C’est à la théorie de la causalité de ce dernier qu’Abel songe en plein échange de tirs, ce qui lui fait perdre quelques secondes décisives : une balle lui transperce la poitrine. Il en réchappe, mais renonce à jamais à tirer, et se consacre dès lors à l’errance et à la spéculation métaphysique. Jusqu’au jour où sa sœur, Lilith – « qui cultive l’art épineux de lire le futur » –, vient l’embarquer, lui et ses trois frères, dans une ultime mission : sauver leur mère, condamnée à être pendue pour un modeste vol de chevaux.
Ce mélange de philosophie et d’aventures échevelées a tout pour paraître loufoque ; il l’est, certes, mais de manière étonnamment maîtrisée. Car Alessandro Baricco, par un tour de force improbable, parvient à nous convaincre de la réalité de ce personnage singulier qu’est Abel. Et cela, avant tout, grâce à des moyens stylistiques : Abel raconte, et l’on croit entendre sa voix – une voix qui le fait exister, en dépit de ses innombrables invraisemblances.
L’autre grande réussite de Baricco réside dans ses scènes de fusillade. La fraction de seconde nécessaire pour dégainer, puis faire feu, s’étire sur plusieurs pages : tout se passe au ralenti. Les pensées d’Abel, ses moindres hésitations, défilent l’une après l’autre, créant une tension insoutenable qui ne se relâchera qu’avec l’appui sur la détente.
Toutefois, le roman esquisse des promesses qu’il abandonne en chemin. Abel, en relatant sa vie, brouille la chronologie : il entame un épisode, bifurque sans prévenir, et ne retrouve le fil qu’au bout de plusieurs chapitres. Cette narration éclatée, bien qu’elle procure au lecteur un certain plaisir – celui de rassembler les morceaux du puzzle –, ne semble répondre à aucune nécessité interne, et le roman aurait sans doute gagné à suivre un ordre plus linéaire.
Un autre écueil tient au fait qu’Abel, en quête du sens de sa vie, finit bel et bien par le trouver, tandis que nous, lecteurs, restons dans une ignorance totale de ce qu’il a découvert. Ainsi, Baricco nous mène au seuil d’une révélation, d’une épiphanie tant attendue, avant de nous en priver.
Il n’en demeure pas moins qu’Abel est un roman très divertissant, à la fois drôle et émouvant, traversé de fulgurances poétiques. Alors, pourquoi bouder notre plaisir ?