Portraits

Rasha al-Ameer ou les contes cruels de la sororité blessée

Rasha al-Ameer
ou les contes cruels de la sororité blessée

Dans le visage lunaire qui retient, comme un talisman, les bribes d’une enfance bucolique dans les jardins de la demeure familiale du temps où Haret-Hreik était encore un village paisible, les yeux très noirs brillent d’un éclat inquiétant dès lors que le nom de Lokman est prononcé. Et les larmes ne tardent pas à couler sans retenue, des larmes de petite fille à qui on aurait arraché, sans pitié, son poupon blond préféré.

C’est que Lokman, vous dit-elle, avec cet étrange sourire très doux, presque douloureux, qui ne la quitte jamais lorsqu’elle évoque son frère, était son compagnon de jeux, son âme-sœur, son complice et son protecteur-protégé. Au fil des années, les 400 coups de l’enfance, l’escalade de la margelle du puits et les vagabondages à deux se sont transformés en projets culturels communs, en maison d’édition, en institution de la mémoire d’un pays porté par eux comme un enfant dont ils seraient les parents à la fois émerveillés et tourmentés.

Il faut dire que Rasha et Lokman, ainsi que leur frère Hadi, portent, dans leur généalogie, tous les paradoxes d’un Levant pluriel : leur père Mohsen Slim, député et figure de proue de la famille et de la communauté chiite, était un avocat brillant, l’un des premiers formés à l’Université Saint-Joseph titulaire d’un diplôme de droit de Lyon. Parfaitement francophone et anglophone, il est connu pour être « le père » des droits de l’homme au Liban. Réputé pour son libanisme farouche et son hostilité à tout fanatisme, ce juriste éclairé manifestait un attachement solide aux libertés et une grande ouverture aux cultures et aux religions du monde. Un véritable guerrier dans son milieu traditionnel conservateur, comme le décrit sa fille.

Leur mère, elle, une Chawam d’Égypte de confession protestante (comble de pluralisme, d’ascendance maternelle grecque-catholique du village de Joun dans le Chouf !) porte en elle toutes les vertus évangélistes d’un arrière-grand-père missionnaire : discipline, rigueur, éthique, foi et lecture quotidienne des Écritures. Mais aussi les valeurs du libéralisme, de la libération des femmes et de la modernité puisqu’elle était déjà, dans les années cinquante, correspondante en Égypte de la revue Newsweek. C’est ainsi que cette pionnière, contrairement à toutes les mères en Orient, poussera Rasha à poursuivre des études supérieures et à faire carrière, lui enjoignant de préserver par-dessus tout sa liberté, sans les contraintes du mariage et les servitudes de la maternité !

Cet héritage familial atypique ne manquera pas de laisser des traces chez la jeune femme, en termes de rébellion contre l’ordre établi, les codes de conduite stricts et les parcours tracés d’avance. La petite Rasha détestera l’école, les cheveux tirés en arrière, le costume, le tablier gris et les gros souliers qui vont avec ! Loin des conventions, réfugiée à Paris avec son frère Lokman durant les années de guerre, elle s’intéressera à tout : la littérature, autant Al-Mutanabbî, son poète de prédilection, que Proust, autant Duras que Dostoïevski, Ahmad Chawki ou Maurice Druon, la poésie, la philosophie, l’histoire, les arts plastiques, le cinéma pour lequel elle écrira même un scénario et le journalisme au Watan el-‘arabi et au Nahar arabe et international, sous la férule du grand Ounsi el-Hajj.

C’est dans le domaine de l’écriture que son désir de se forger une identité personnelle, une signature particulière, distincte de celle imposée par son appartenance familiale, se fera jour. C’est ainsi que cette esthète, cette chercheuse d’harmonie, comme d’autres sont chercheurs d’or, décidera de changer son nom d’origine en celui, plus mélodieux à son ouïe, de « Rasha al-Ameer ». Elle ira même, au grand dam de la famille, jusqu’à exiger que ce nom de plume soit reconnu et reporté dans les registres de l’état civil !

D’ailleurs, sa recherche d’individualité ne se limite pas à son seul nom : son apparence extérieure, son type de visage ottoman, la blancheur presque transparente de sa peau, ses vêtements amples, ainsi que les accessoires, turbans, chapeaux ou bandeaux baroques, avec lesquels elle recouvre souvent ses cheveux noirs (geste inconscient de femme orientale ?) ne répondent à aucune mode ou tendance du moment, portant sa seule marque personnelle et intemporelle. Sa démarche esthétique, la recherche d’une identité volontairement et librement choisie, aboutit ainsi à une « image » construite singulière que n’auraient pas désavouée les agences de communication les plus pointues.

Quoique parfaitement francophone, Rasha, qui a toujours aimé écrire depuis sa petite enfance, tenant un journal intime au quotidien, choisit, comme son frère, comme langue d’écriture, l’arabe. Une langue qu’elle qualifie malicieusement comme étant « son arrière-arrière-grand-mère qui ne voit plus ni n’entend », mais avec laquelle, même si elle n’a plus rien de séduisant, elle entretient un rapport de tendresse mêlée d’indulgence. C’est que l’arabe est « une langue de vaincus » et que Rasha a toujours préféré les vaincus aux victorieux.

Cette langue « muséale » est un chemin, un cheminement, comme elle le dit, qui ne manque pas de l’interroger : c’est ainsi qu’elle s’intéressera à la hamza, cette drôle de lettre indépendante, volatile et rebelle (comme elle ?), cette première lettre de l’alphabet arabe consacrant phonétiquement ce qu’on appelle « un coup de glotte », qui n’est pas vraiment une apostrophe ni n’a d’équivalent dans d’autres idiomes. Elle lui consacrera un conte ludique, à la Jacques Prévert, joliment illustré, Le Livre de la hamza, dans lequel cette lettre singulière joue le rôle d’un personnage à part entière qui initie un jeune écolier à ses multiples et complexes positions sur la ligne d’écriture.

À côté de son amour pour sa langue natale, notre héroïne possède, chevillé au corps, l’amour de son pays, un trait commun à tous les Slim. Encore une fois, elle opte pour une approche d’écriture ludique inattendue pour l’exprimer : Petit pays, PP comme elle le surnomme, est un livre allégorique aux dessins naïfs qui semble écrit pour les enfants, mais qui contient des choses très sérieuses qu’eux seuls peuvent comprendre… Comme le fait, par exemple, que Petit Pays, « quoique minuscule et toisé de haut par ses voisins » s’acceptait sagement puisque « c’est dans les plus petites bouteilles que les connaisseurs entreposent les meilleurs parfums ».

C’est à un tout autre défi, de taille cette fois-ci, que s’attaque Rasha dans un ouvrage audacieux, Le Jour dernier. Confessions d’un imam. Écrit en arabe, dans une belle forme classique, ce livre, qui a fait l’objet d’une recension élogieuse dans Le Monde et qui l’a consacrée comme écrivaine à part entière, a été traduit en français, en anglais et en italien et réédité à plusieurs reprises au Liban, en Algérie et en Égypte. Il faut dire qu’il lui a fallu du cran pour y aborder deux thèmes tabous du monde arabe : la sexualité et l’intégrisme. Il est rédigé sous la forme d’une confession intime, écrite à la première personne, par un imam issu d’un milieu pauvre, en charge d’une mosquée dans un pays jamais nommé qui semble être le Liban, menacé de mort suite à une fatwa édictée à son encontre, dans le contexte d’une montée de l’intégrisme. Le récit aborde, sans fard, le rapport au corps et la découverte du plaisir à travers une femme libérée, au style de vie moderne. La poésie n’est toutefois jamais loin, puisque les lectures nocturnes par les deux amants des poèmes d’Al-Mutanabbî deviendront une sorte de « sésame amoureux » favorisant entre eux l’épanouissement du désir…

Son amour pour les livres la portera à cofonder en 1990, toujours avec son frère, les Éditions Dar al-Jadeed. Considérées comme « Les Éditions de Minuit libanaises », elles publieront notamment Mahmoud Darwich et Taha Hussein, ainsi que des ouvrages en arabe d’auteurs européens, comme René Char ou Cioran, ce dernier dans une belle traduction dans la langue du Jahiz faite par Lokman Slim lui-même.

Comment une telle relation de sororité fusionnelle peut-elle prendre fin par une froide nuit d’hiver, un 3 février 2021, de cinq balles froidement tirées dans la tête de tribun de Lokman ? Comment celle qui a accompagné cet épicurien qui aimait la vie sous toutes ses formes, celui qui, fataliste et cynique, répondait avec humour (noir) à ceux qui redoutaient son assassinat lorsque ses prises de parole étaient devenues trop explicites, par un désinvolte : « simple accident de travail ! », peut-elle continuer à vivre ? En pleurant, comme la poétesse Al-Khansa’, son frère mort jusqu’à en devenir aveugle ?

Fille de lumière, Rasha choisit de se réfugier dans son jardin d’Éden, dans le paradis perdu, dans les grands arbres dans lesquels elle s’est toujours blottie, elle qui les préfère, pour leur enracinement pérenne, aux fleurs éphémères, dans cette « ‘awdé », comme la famille dénomme sa propriété, ce lieu vers lequel on finit toujours par revenir…

Là, à l’aube de chaque matin de soleil, défiant Créon, notre Antigone accomplit ses rites funéraires, fleurissant le mausolée de marbre de son frère sur lequel sont gravés, en lettres d’or, son nom de héros du Liban et ces vers du Mutanabbî :

« Je me suis tenu debout et il n’y a aucun doute sur la mort pour celui qui est debout, comme si vous étiez dans les paupières de la mort et la mort dort. »

Dans le visage lunaire qui retient, comme un talisman, les bribes d’une enfance bucolique dans les jardins de la demeure familiale du temps où Haret-Hreik était encore un village paisible, les yeux très noirs brillent d’un éclat inquiétant dès lors que le nom de Lokman est prononcé. Et les larmes ne tardent pas à couler sans retenue, des larmes de petite fille à qui on aurait arraché, sans pitié, son poupon blond préféré.C’est que Lokman, vous dit-elle, avec cet étrange sourire très doux, presque douloureux, qui ne la quitte jamais lorsqu’elle évoque son frère, était son compagnon de jeux, son âme-sœur, son complice et son protecteur-protégé. Au fil des années, les 400 coups de l’enfance, l’escalade de la margelle du puits et les vagabondages à deux se sont transformés en projets culturels communs,...
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