
Claude Moufarège, « Mur de lumière », huile sur toile, 46 x 61 cm. Avec l'aimable autorisation de l'artiste
C’est en 2006, un peu sur le tas, qu’elle dit s’être finalement ancrée et quelque part retrouvée. Dans une ville, Paris, et dans un art, la peinture. Avant cela, la vie de Claude Moufarège était faite de déplacements. Beyrouth qu’elle a quittée en 1976, au début de la guerre civile, mais qui ne l’a jamais quittée. Puis le Canada, l’Angleterre, et enfin la France en 2006. Quant à la peinture, bien qu’elle ait toujours fait partie de sa vie, « en autodidacte et un peu en dilettante, pendant que j’exerçais en tant qu’architecte ingénieure », elle s’y est pleinement consacrée dès son installation à Paris, d’abord en se formant aux côtés de la peintre Michèle Goalard, puis en se lançant en solo. Après une présentation solo au Artspace Hamra en 2017, Claude Moufarège montrait son travail à l’étranger pour la première fois dans le cadre de l’exposition « Beyrouth, pressentiment » qu’a accueillie la Galerie du Montparnasse à Paris au début du mois de juin. Un ensemble de toiles à l’huile, réalisées entre 2018 et 2023, où elle cartographie son Beyrouth depuis l’exil. Un Beyrouth dénué de ses habitants, silencieuse, vide, mais dont le dialogue entre l’urbanisme et cette lumière introuvable ailleurs racontent une ville à la fois dévastée mais miraculeusement éternelle.
Claude Moufarège lors de son exposition solo parisienne « Beyrouth, pressentiment ». Avec l'aimable autorisation de l'artiste
Garder l’essentiel
Il est vrai que Claude Moufarège n’a vécu que quelques années au Liban où elle s’est formée en ingénieure architecte à l’ESIB. Pourtant, tout le long de sa vie faite de voyages entre le Canada et l’Europe, elle jure que son lien avec le pays n’a jamais été rompu ou abîmé. À tel point qu’elle a du mal à comprendre pourquoi tout ce qui a pu secouer le Liban entre 1976 et aujourd’hui la touche tellement, même en étant si loin. « Du pays, j’ai gardé l’essentiel, la générosité, la couleur du ciel et des maisons. Et la lumière, bien sûr », dit-elle. Et c’est cet essentiel, cette essence, qu’elle réussit à exprimer à travers son coup de pinceau, le long des toiles qui peuplaient sa toute récente exposition « Beyrouth, pressentiment ». Par-delà la représentation du paysage urbain de la ville, ce qui frappe et explique le titre de cet événement, ce sont deux toiles réalisées respectivement en 2017 et 2018. La première, intitulée Le port, montre les conteneurs du port de Beyrouth avant qu’il ne soit dévasté, presque comme si, sans le savoir, Claude Moufarège voulait en figer le souvenir. Sur la deuxième, encore plus saisissante et baptisée Le Naufrage, le bâtiment iconique de Beit Beirut paraît englouti par une apocalypse dans laquelle il sombre et se désintègre. « J’ai peint cela avant la succession de crises qui ont éclaté dès 2019, et je ne peux pas l’expliquer. C’était vraiment un pressentiment viscéral que j’avais, je sentais que le pire arrivait », tente-t-elle d’expliquer. Une vision prémonitoire, « un naufrage que j’avais dans ma tête », qui semblent être complétés, presque confirmés, par une série d’huiles en noir et blanc représentant les silos du port de Beyrouth après son explosion dans un entre-deux entre l’abstraction et la figuration où le paysage donne l’impression de s’évaporer. « La grande détresse dans laquelle j’étais plongée à l’époque m’avait comme privée des couleurs qui ont par ailleurs un rôle central dans les paysages, mais aussi les portraits que j’ai pu réaliser au fil des années », raconte-t-elle.
Claude Moufarège, « L'impossible », 2021, huile sur toile, 50 x 61 cm. Avec l'aimable autorisation de l'artiste
Faire parler les murs
Sur le reste des tableaux où revient la couleur dans un déploiement de nuances terreuses irisées par la lumière presque dorée de Beyrouth, le paysage urbain de Claude Moufarège est vidé de ses habitants, de sa présence humaine. Des rues qui vont nulle part, des immeubles désertés, des balcons et des fenêtres où personne ne passera. La peintre libanaise explique que dans cette ville de la cohue et du bruit, dans cette ville qui ne s’arrête jamais de bouger, elle a voulu « chercher et inventer un silence. »
Comme le décrit si bien son amie Dominique Eddé dans le texte d’introduction du catalogue de l’exposition, il en résulte un sentiment de perte, un constat de tout ce qui est perdu, mais, à la fois, et par magie, une présence. « En retirant l’élément humain de mes toiles, c’est comme si je voulais faire parler les murs », sourit Claude Moufarège. Et c’est précisément cette impression qui se dégage de cet ensemble de tableaux. Beyrouth y est fantomatique, dépeuplée, elle est le spectre d’elle-même, elle nous paraît comme dans un film de science-fiction, comme au lendemain d’on ne sait quelle catastrophe dont personne n’a échappé. Et pourtant, au milieu de ce paysage par moments inquiétant, il suffit d’une lumière caressant le mur d’un vieil immeuble, il suffit de la couleur du ciel qui se déploie sur une ruelle oubliée pour que tout d’un coup le paysage s’anime, « pour que dans ce vide, les immeubles deviennent la vie » tel le décrit la peintre. Et n’est-ce pas cela, justement, la parfaite métaphore de Beyrouth, et du Liban plus globalement ? Pour reprendre, encore une fois, les mots de Dominique Eddé extraits de son dernier roman Le palais Mawal, Claude Moufarège montre dans ses toiles une ville, un pays, « une chose finie mais qui dure encore ».
Très grande artiste et une magnifique âme. Bravo Claude.
16 h 43, le 27 juin 2025