
Arlette El-Khoury photographiée par Vahé. circa 1940. Archives de la famille El-Khoury
Je vous parle d’un temps que les moins de soixante ans ne peuvent pas connaître, d’une époque où Beyrouth avait encore des airs de carte postale, et où le chant s’élevait plus haut que les toits d’ardoise et les dômes d’Orient.
Elle s’appelait Arlette, un prénom doux comme une note de harpe, une sonorité légère venue caresser les partitions de l’histoire. Née loin du Liban, sous le ciel moite de Manaus au Brésil, en 1914, elle allait pourtant inscrire son nom en lettres capitales sur la scène lyrique libanaise. Une première. Une promesse gravée dans la pierre.

Du Brésil à Beyrouth : naissance d’une voix
Arlette, c’était une parfaite alchimie de latinité. Un père libanais, José Aslan, négociant en café et caoutchouc, aux lointaines racines balkaniques. Une mère parisienne, Louise Lemaître, cousine de l’écrivain Jules Lemaître, modiste de profession, poétesse dans l’âme. L’enfance se déroule dans une maison où les étoffes croisent les opéras, où l’arôme du café s’accorde aux arpèges du piano. Très tôt, sa voix trouble, émeut. Elle quitte les jupes sages des religieuses belges pour les bancs du Conservatoire de Recife, dirigé par le maître brésilien Ernani Braga. À dix-sept ans à peine, elle triomphe dans Na Floresta Encantada, rôle composé pour elle. Le Brésil l’applaudit. Le Liban l’attend.
En 1932, elle débarque à Beyrouth, cette ville-miroir aux reflets d’Orient et d’Occident. Avec son frère Roger, ténor, elle intègre la classe de chant du rigoureux Adolphe Savransky au Conservatoire national. Sa sœur Germaine suit l’enseignement du piano. Arlette, elle, stupéfie : sa voix s’élargit, s’affermit, se pare de velours. Entre 1933 et 1939, elle collectionne les prix avec une désarmante facilité. Sa tessiture charme autant que sa silhouette : un petit nez fin, un sourire malicieux, une grâce naturelle et des yeux profonds comme un roman oriental.
En janvier 1934, elle épouse sur un coup de foudre Cheikh Sélim El-Khoury, haut responsable à la banque Pharaon & Chiha, cousin germain du futur président Béchara El-Khoury. Elle devient alors Arlette El-Khoury, femme d’honneur et mère comblée de trois filles : Leny, Claudette et Mireille. Mais elle ne renonce pas à la scène. Bien au contraire.

Une étoile au Grand Théâtre
En 1936, elle incarne Laurice dans L’émigré de Wadia Sabra, au Grand Théâtre. Deux ans plus tard, elle est Mireille de Gounod, rôle-titre du tout premier opéra européen jamais monté au Liban. Le retentissement est immense : la critique est unanime, la presse dithyrambique. Madame Gounod de Lassus, fille du compositeur, lui adresse ses félicitations. Le poète Hector Klat lui dédie un sonnet publié dans L’Orient le 17 juin 1938 :
« Mireille, à la voix pure… Viens ; l’heure est enivrante et l’ombre, parfumée… Que ta voix fait pâlir… Nous serons tout seuls à les cueillir, ces longs baisers furtifs des furtives étoiles. »
Arlette est désormais une étoile dans le ciel de Beyrouth.
Mais elle ne se contente pas d’interpréter les grandes héroïnes du répertoire. Elle y greffe ses racines : les chants folkloriques brésiliens deviennent sa signature. Azulão, Mandinga Dôce, Serenata… Arlette les distille avec tendresse, accompagnée de guitares et de mandolines. Sa voix les transfigure.
En 1937, elle danse et chante dans Les deux rois, opéra historique de Wadia Sabra, mêlant théâtre, chant et tradition orientale. Une apparition saluée pour son intensité dramatique et sa grâce scénique.
En 1939, elle obtient le diplôme suprême du Conservatoire avec mention bien, devenant la première soprano libanaise officiellement diplômée. Une page se tourne. L’art entre dans l’institution.
Mais derrière la diva, il y a la femme. Celle qui, en 1943, à la suite d’un malaise cardiaque de son époux, fait le vœu de se consacrer aux enfants malades s’il venait à guérir. Il vivra. Elle tiendra promesse. Ainsi naît l’Œuvre du solarium du Liban, une clinique pour nourrissons et enfants défavorisés. Arlette chante pour soigner. L’art devient acte. La musique, médecine de l’âme.

Le chant comme acte d’amour
Elle sillonne alors le Moyen-Orient, puis l’Amérique latine, multipliant les récitals caritatifs. Le Caire, Alexandrie, Jérusalem, Damas, Buenos Aires, Santiago, São Paulo… Le public est conquis. La critique l’adoube. On la surnomme « la Lily Pons du Moyen-Orient ». Le roi Farouk l’invite à se produire au palais. Le poète Ahmed Rami lui écrit. Le solarium s’élève, pierre après pierre, note après note.
Arlette aurait pu devenir une étoile de l’opéra international. Mais Beyrouth manquait de scène à sa mesure. Alors elle fit du Liban sa scène. Et de chaque concert, un acte d’amour. Le Messie de Haendel, les Requiems de Mozart et Verdi, la Missa Solemnis de Beethoven : autant de sommets gravis avec l’Orchestre de l’ALBA et la complicité d’Alexis Boutros, Michel Cheskinoff, Salvador Arnita ou Joseph Curi-Obeid.
En 1959, elle donne son récital d’adieu. Ce n’est pas un renoncement mais un passage de témoin. Elle quitte les feux de la rampe, enseigne un peu, chante à la messe ou entre amis. Mais ne remonte plus jamais sur scène. Sa voix, pourtant, continue de vibrer.

Puis vint la guerre. En 1975, elle fuit son appartement de Kantari, emportant dans un petit camion les précieux recueils de ses archives musicales. Lorsqu’elle revient, tout a disparu : ses disques, ses partitions, son piano. Une vie de musique réduite en poussière. Elle en gardera une douleur muette, une blessure au cœur.
Aujourd’hui, aucun enregistrement officiel de sa voix ne semble subsister. Les archives restent à explorer. Mais sa famille a retrouvé une trace rare et précieuse : le 18 février 1961, elle apparaît dans l’émission À l’Affiche, ce soir sur la CLT, présentée par Jean-Claude Boulos, et y interprète El Piropo, une mélodie composée spécialement pour elle par le compositeur espagnol Federico Longás (1893–1968). Un moment suspendu dans le temps. Une voix, enfin retrouvée. Qui ressurgit dans l’intimité d’un autre enregistrement familial retrouvé par ses proches. On y entend Arlette, douce et lumineuse, à 88 ans, chantant des airs brésiliens tout en s’accompagnant elle-même au piano. Un ultime éclat, comme un rappel tendre d’une vocation jamais éteinte.
Mais l’héritage d’Arlette El-Khoury est sans doute ailleurs : dans la mémoire d’une époque, dans l’idée qu’une femme, par le chant, peut incarner une culture, soigner une nation, faire œuvre de beauté et de bien.
Va-t-on un jour retrouver une bande oubliée, un enregistrement rescapé, un souffle préservé ? Qui sait…
Bel article qui nous incite donc à en croire l'auteur sur parole et à espérer avec lui que des bandes soient retrouvées. Car l'enregistrement - de moins de 90 secondes de voix (!) - disponible sur Youtube https://www.youtube.com/watch?v=VRwamQ1kD5c est non seulement court mais léger et à l'intonation douteuse.
15 h 39, le 18 juin 2025