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Adieu Anthony Phelps

Anthony Phelps est mort. Poète rare au verbe envoûtant, il a donné à Haïti, avec son poème culte « Mon pays que voici », un hymne de résistance, un chant d’amour et d’espoir à nul autre pareil.

Adieu Anthony Phelps

D.R.

Anthony Phelps aurait eu 97 ans le 25 août. Poète, romancier, dramaturge, artiste, il fut aussi journaliste. Dernier représentant du mouvement Haïti littéraire, l’auteur de Mon pays que voici et de La Bélière caraïbe est décédé dans la nuit du 11 au 12 mars au Canada où il vivait depuis de longues années. Né à Port-au-Prince en 1928, il a une enfance heureuse en Haïti et grandit dans une famille qui lui transmet le goût de l’art et de la culture. Il fait des études de chimie dans le New Jersey, puis de photographie et de céramique aux Beaux-Arts de Montréal où il suit également une formation en écriture radiophonique.

« L’été s’achève / de quelle couleur est la saison nouvelle / sinon d’espoir / Frappé du mystérieux mutisme de la pierre / et le visage renversé / j’ai reçu de plein fouet la retombée de suie / La pluie de suie sur mon visage / comme l’engobe du potier sur la courbe du vase / Brûlante salinité de l’absence sur mes lèvres / comme un goût de fond de mer et d’aloès / Je ne sais où poser les doigts gourds du poème / tant de nuits me séparent du Pays lointain / et l’automne est à ma porte / comme une flaque de rouille / L’automne… cette époque indicible / où pour chanter son chant du cygne / tout l’arbre se fait fleur / L’été s’achève et ma mémoire se souvient. »

Revenu à Port-au-Prince alors sous la dictature de François Duvalier, il fonde en 1961 avec les poètes Davertige, René Philoctète, Serge Legagneur, Roland Morisseau, et Auguste Thénor, le groupe Haïti littéraire et les revues Semences et Prisme. Il fait du théâtre et réalise des émissions hebdomadaires de poésie et de théâtre à Radio Cacique dont il est cofondateur. Il collabore à divers journaux et revues, et publie trois recueils de poèmes, avant d’écrire « Mon pays que voici ». L’enregistrement de sa voix grave et douce, égrenant ce poème-fleuve sur les accords du légendaire pianiste Ernest Lamy dit Nono, reçoit un accueil fervent. Son retentissement sera vertigineux et décisif pour le devenir de Phelps.

« Je continue ô mon Pays ma lente marche de poète / un bruit de chaine dans l’oreille / un bruit de houle et de ressac / et sur les lèvres un goût de sel et de soleil / (…) Je continue ma longue marche de poète / car j’ai la vocation de l’invisible / (…) Je suis celui qui sort de toutes parts / et qui n’est point d’ici / Je viens sur la musique de mes mots / sur l’aile du poème et les quatorze pieds du vers / enseigner une nouvelle partition. »

Le disque Mon pays que voici, devient culte – talisman et legs vivant – tant pour les Haïtiens qui en récitent spontanément les vers, que pour les étudiants haïtiens, antillais et guyanais pour lesquels il incarne une incontournable référence culturelle et identitaire avec le combat du Che Guevara et Cahier d’un retour au pays natal de Césaire. Ce poème-fleuve engagé rejoint dès sa naissance le panthéon littéraire et le patrimoine haïtiens. Son immense succès à la dimension internationale ne doit pas faire oublier l’importante œuvre poétique – La Bélière caraïbe, Orchidée nègre, Femme Amérique, Une plage intemporelle, Au souffle du vent-poupée –, les romans – Moins l’infini, La Contrainte de l’inachevé –, pièces de théâtres, contes pour enfants ou encore les disques, films et vidéos réalisés par Phelps.

« Étranger qui marche dans ma ville / souviens-toi que la terre que tu foules / est terre de poète / et la plus noble et la plus belle / puisqu’avant tout c’est ma terre natale / Nos mains calleuses sont d’airain / et notre chair douloureuse / d’avoir manié la pioche / sous la trique du commandeur / Mais nous avons acquis ce port altier / ces gestes lents / à force de lever la tête / vers nos palmiers et nos montagnes / et la chaleur de nos regards / est un don du ciel bleu. »

« Mon pays que voici » voyage dans l’histoire d’Haïti en quatre temps : d’abord les origines perdues – période indienne avant l’arrivée des Européens, puis l’enfer colonial et la Traite des Noirs (1503), suivent la révolte, l’indépendance et ses désillusions, et enfin à partir de 1960 l’installation de la dictature sanguinaire de François Duvalier et le chaos corollaire. Il vaudra à Anthony Phelps une descente des tontons macoutes chez lui et une incarcération de trois semaines. À sa libération, sa mère le somme de quitter Haïti. Il s’exile un temps à Philadelphie avant de s’établir au Québec en 1964.

« Mon pays que voici a été le point de départ de ma trajectoire d’écrivain. Mon écriture romanesque est liée au pays présent, au pays absent, Haïti reste la charnière de mes romans. Je pose le problème d’une réinsertion après plusieurs années d’exil  ; vivre dans l’exil dans le mensonge d’un pays qui n’existe plus », témoigne Phelps.

À Montréal, Anthony Phelps fait du théâtre – sur scène, à la télévision et à la radio – et participe à la narration de plusieurs films. En 1967, il devient journaliste pour Radio Canada. Au fil du temps, il compose une œuvre romanesque et poétique remarquable par laquelle il devient l’un des auteurs haïtiens les plus célébrés en Amérique. En 1985, après vingt ans de service à Radio Canada, il décide de se consacrer à l’écriture. Suite à la chute de la dictature en 1986, Phelps tente quelques retours au pays, passe des années au Mexique, puis revient à Montréal où il s’installe définitivement.

« Nous vivions à l’extrême de l’excès / dans le délire de nos cerveaux et de nos sens / puis nous avions tendu des pièges à l’inévitable / les doigts souillés du pollen des harems / car notre chair spongieuse réclamait d’autres jeux / pour justifier nos membres inutiles / Et puis l’inévitable est tombé parmi nous ! (…) De plus en plus noir et de plus en plus froid / l’inévitable en nous force ses doigts de marbre. »

L’œuvre de Phelps, soit une vingtaine de titres, est traduite en espagnol, anglais, russe, ukrainien, allemand, italien, japonais. Certains de ses livres figurent au programme des études françaises de plusieurs universités en Italie et aux États-Unis. Son écriture a été saluée par de prestigieuses distinctions notamment le Prix de Poésie Casa de las Américas de Cuba (à deux reprises), le Prix de la Société des gens de lettres, et pour l’ensemble de son œuvre : le 27e Prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-Monde et le Grand Prix de Poésie de l’Académie française.

« Ô fermentation du silence / rongeant le temple comme un cancer ! / Poésie pour la survie / dans cette attente charbonneuse / Poésie pour ne pas faillir / ni défaillir / Poésie pour ne pas mourir / sans retrouver le chemin des étoiles. »

Anthony Phelps préserve et renouvelle à la fois l’héritage culturel et littéraire haïtien. Son histoire, ses mythes, l’oralité de ses conteurs, la musicalité de sa langue, sont bel et bien là. Toutefois, Phelps s’émancipe du classicisme et de la linéarité poétiques. Il parvient à marier dans une poésie magnétique lyrisme luxuriant et humble sobriété, langue éclatée et souffle épique, densité extrême et fluidité, fulgurances et évidences. Son style avant-gardiste est engagé. Ses poèmes disent, avec une ardeur égale, la noirceur de l’oppression et la puissance du désir amoureux. Ils célèbrent le courage, la résilience, la liberté. Ils explorent avec une pensée exigeante les questions des origines et de « l’impossible résolution de l’exil » (E. Pépin, Ici Montréal, 2006). Ils invoquent la résistance ou la nostalgie et scintillent dans le halo de l’érotisme ou de l’empathie.

« Ô mon Pays / je t’aime comme un être de chair / et je sais ta souffrance et je vois ta misère / (…) Je jaillirai de toi comme la source / mon chant pur t’ouvrira le chemin de la gloire / et mon cri crèvera le tympan de ta nuit / car mon amour en pointe de silex / à jamais s’est fiché dans ton cœur d’étoile chaude / ô mon Pays que voici. »

La réflexion d’Anthony Phelps s’ancre dans les dimensions historico-politiques des mémoires personnelle et collective et écrit la coexistence du bien et du mal. Avec Mon pays que voici, il augure une ère nouvelle dont l’influence déborde les rives de Haïti et marque les littératures antillaise et caribéenne. Le rayonnement de l’héritage littéraire de Phelps est célébré par différentes générations de poètes et romanciers haïtiens tels que Emile Ollivier, Lyonel Trouillot, Yanik Lahens, Louis-Philippe Dalembert ou Jean d’Amérique. Ces auteurs soulignent son rôle de créateur, de passeur, de rassembleur et de diffuseur. Anthony Phelps n’a pas seulement frayé le chemin pour d’autres poètes et romanciers, mais il a aussi réalisé et produit de nombreux disques de poésie de poètes haïtiens et québécois. Trouillot considère même que l’œuvre et les contributions de Phelps méritent davantage de reconnaissance.

Si les dimensions lyrique, surréaliste et parfois symbolique, de ses vers sont souvent évoquées, Anthony Phelps a su trouver une voix unique. Sa poésie résonne de manière très contemporaine et pourtant vieille de mille ans. Acérée et enveloppante, elle décline l’art de l’envoûtement. Habitée par un engagement infaillible, mue par une quête d’harmonie, nourrie aux vertus de l’empathie et du courage, sa poésie est gardienne de beauté et d’espoir.


Mon pays que voici d’Anthony Phelps, Bruno Doucey, 2023.

Nomade. Je fus de très vieille mémoire, anthologie personnelle d’Anthony Phelps, Bruno Doucey, 2012.

Parcours d’Anthony Phelps de Hélène Maïa, Île en île, 2011 (mise à jour 2021)


Anthony Phelps aurait eu 97 ans le 25 août. Poète, romancier, dramaturge, artiste, il fut aussi journaliste. Dernier représentant du mouvement Haïti littéraire, l’auteur de Mon pays que voici et de La Bélière caraïbe est décédé dans la nuit du 11 au 12 mars au Canada où il vivait depuis de longues années. Né à Port-au-Prince en 1928, il a une enfance heureuse en Haïti et grandit dans une famille qui lui transmet le goût de l’art et de la culture. Il fait des études de chimie dans le New Jersey, puis de photographie et de céramique aux Beaux-Arts de Montréal où il suit également une formation en écriture radiophonique.« L’été s’achève / de quelle couleur est la saison nouvelle / sinon d’espoir / Frappé du mystérieux mutisme de la pierre / et le visage renversé / j’ai...
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