
D.R.
L’intérêt pour les grandes voix de la chanson arabe et moyen-orientale connaît actuellement un regain que nous avons souhaité approfondir et comprendre. Nous avons donc interrogé Nadia Hathroubi-Safsaf, journaliste et romancière franco-tunisienne, rédactrice en chef du Magazine Le Courrier de l’Atlas, et qui a publié entre autres Oum Kalthoum, naissance d’une diva en 2023 et Qui a tué Asmahan ? en 2024 ; et Marjorie Bertin, journaliste et chroniqueuse à Radio France International, enseignante universitaire, et qui a tout récemment écrit Fayrouz, moi je chante l’humanité, paru chez Orients Éditions, un éditeur qui avait déjà fait paraître deux ouvrages semblables : Oum Kalthoum Forever et Dalida en Égypte.
Pour N. Hathroubi, l’engouement actuel traduit une double dynamique, une nostalgie pour une époque où la musique occupait une place centrale dans la culture populaire et où ces figures féminines avaient un rayonnement international d’une part, « un besoin de réinterpréter leur héritage à travers un prisme contemporain » de l’autre. Ces icônes incarneraient « une forme de grandeur artistique et de puissance féminine qui continue de fasciner ». La redécouverte de leurs répertoires serait un moyen pour les nouvelles générations de se réapproprier un pan d’une histoire culturelle valorisante. D’ailleurs, souligne Hathroubi, « j’ai d’abord écrit pour mes propres enfants, je voulais qu’ils soient fiers de leurs origines si souvent malmenées dans le discours public en Occident. »
Si ces divas ont toujours été perçues de façon ambivalente, à la fois modèles d’émancipation et icônes figées dans des représentations qui les dépassent, elles ont toutes, à leur manière, bouleversé les normes. « Oum Kalthoum a imposé une image de femme de pouvoir dans un monde d’hommes, Asmahan a brisé les carcans de la respectabilité, et Warda a su s’imposer comme une voix transnationale. » Aujourd’hui, leur image peut être revisitée sans être figée dans des archétypes. Son intérêt pour les divas, souligne Hathroubi, vient « d’un croisement entre fascination musicale et questionnement sur la manière dont leur légende s’est construite ». Chaque diva a une trajectoire unique, mais elles partagent toutes une capacité à transcender leur époque. Elles ont été des femmes de rupture qui ont négocié avec les codes sociaux et politiques pour imposer leur art. « Si je devais en choisir une, peut-être que je me sentirais le plus proche d’Asmahan, car elle incarne cette tension entre liberté et contraintes, entre modernité et tradition. Son parcours qui croise chant, engagement politique et scandale, en fait une figure insaisissable qui échappe aux catégorisations rigides. »
Le public friand des concerts qui leur sont consacrés est un mélange de nostalgiques qui ont grandi avec ces voix, mais aussi de nombreux jeunes qui découvrent ces divas à travers les nouvelles formes de diffusion musicale. Mais il y a également un intérêt grandissant de la part des femmes qui cherchent dans ces parcours artistiques une source d’inspiration, une manière de penser les enjeux de l’émancipation au-delà des discours classiques. Le succès des concerts-hommages et des adaptations contemporaines prouve que ces figures ne sont pas figées dans le passé, mais qu’elles continuent à être réinterprétées et appropriées de nouvelles façons. Marjorie Bertin illustre sans doute à sa manière ces nouvelles façons de se réapproprier les divas du siècle dernier. Elle nous parle ici de son ouvrage sur Fayrouz.
Dans quelles circonstances avez-vous découvert Fayrouz ? Est-ce une histoire de coup de foudre ?
J’ai grandi à la campagne, en Champagne, la musique orientale ne faisait pas du tout partie de mon paysage musical. J’étais amoureuse d’un garçon qui m’a demandé si je connaissais Fayrouz et a été stupéfait d’apprendre que non. Il m’a gravé un disque avec sa chanson préférée, « Habaytak bel sayf » sur toutes les pistes du disque ! J’étais émerveillée dès les premières secondes qu’une chanteuse puisse avoir une voix aussi douce et puissante. Quand on pense à la plus grande chanteuse française, ce qui vient souvent à l’esprit, c’est Edith Piaf, dont la voix sinistre et rocailleuse me déprime totalement. Fayrouz, c’est d’une chaleur et d’une douceur incroyables ! J’avais l’impression qu’elle parlait à mon âme, j’ai immédiatement cherché à en savoir plus sur elle et j’ai plongé… Je me suis mise à écouter tout ce que je pouvais d’elle et à chercher un livre sur elle en français, qui n’existait pas. J’ai commencé à apprendre l’arabe toute seule pour comprendre de quoi parlaient ses chansons. En découvrant sa vie, je me suis aperçue que Fayrouz était une icône de la paix, de la fraternité, à la carrière extrêmement riche. Fayrouz m’a fait découvrir l’Orient, puis l’Institut du monde arabe (IMA) où j’ai ensuite travaillé, beaucoup d’amis et l’amour d’une vie aussi…
Quelles ont été la genèse de ce livre et votre méthode de travail ? Pourquoi n’avez-vous pas cherché à la rencontrer ?
J’avais donc un grand désir de lire des choses sur Fayrouz en français et j’ai découvert avec stupeur que cela n’existait pas ! Pendant des années je cherchais un livre. Je me souviens que lorsque Lamia Ziadé a publié Ô nuit, ô mes yeux, j’étais folle de joie à l’idée de pouvoir lire enfin quelque chose sur Fayrouz. Et puis j’ai eu le projet d’écrire sur elle sans l’oser, parce que je suis française et que je pensais qu’il y avait beaucoup de gens plus aptes à le faire que moi. Je me disais aussi que l’absence de livre sur elle procédait sans doute un peu du magique, du sacré, et qu’il ne fallait peut-être pas y toucher… Et puis, il y a eu le 7 octobre et toutes les autres tragédies qui en ont découlé… J’étais profondément abattue par le sort des victimes, par la guerre, et je cherchais ce qui pouvait m’aider à garder la lumière, la foi en l’humanité. C’est ainsi que je suis revenue à ce projet.
Je ne voulais pas la rencontrer parce que j’avais l’impression d’être un moustique à côté d’elle, et parce qu’il me semble qu’elle dit tout dans ses chansons. En outre, elle est très pudique, discrète ; je voulais absolument respecter sa retenue que je trouve si rare et précieuse. En revanche, on s’est arrangées avec mon éditrice pour qu’elle sache très tôt que le livre se faisait et que, si elle le souhaitait, j’aurais bien sûr été honorée de la rencontrer et disposée à ce qu’elle relise, etc. J’ai énormément lu, confronté les sources, les dates. J’ai réfléchi aux chansons que j’aimais le plus, aux raisons pour lesquelles je les aime, j’ai travaillé les traductions de leurs textes avec une amie syrienne. J’ai interrogé des proches de Fayrouz, des amis de trente, quarante ans, comme Hannan Kassab-Hassan qui m’a confié beaucoup de choses – dont des photos inédites. Ce qu’elle a pu me confier n’est pas forcément dans le livre, mais cela m’a permis de mieux la connaître. Il y a aussi Orlando, le frère de Dalida, qui nous a donné des photos, raconté des anecdotes ; les fils adoptifs de Frédéric Mitterrand qui nous ont octroyé les droits du film, etc. ; Rima Abdul-Malak (qui s’appelle ainsi parce que ses parents voulaient pouvoir lui chanter la berceuse de Fayrouz « Yalla tnam Rima ») m’a parlé de sa rencontre avec Fayrouz en compagnie de Macron. Tant de bonnes fées se sont penchées sur ce livre ! Ils ont tous ma gratitude.
Au-delà de l’émotion portée par ses chansons, quel a été votre moteur ? Que souhaitiez-vous dire à travers ce livre ?
Il me paraît indispensable que l’on sache, en Occident, combien le monde arabe n’est pas que guerres et douleurs. Qu’il y a des artistes immenses… Avec la plus grande humilité possible, écrire ce livre, c’était pour moi rendre à l’Orient un peu de ce qu’il m’a donné. Une amie m’a dit « peut-être que ce livre sur Fayrouz n’existe pas justement pour que tu puisses l’écrire ». Je me suis naturellement tournée immédiatement vers Orients Éditions et Ysabel Saïah-Baudis, dont tout le travail magnifique a pour vocation de faire découvrir l’Orient autrement. Et puis, feu son époux, Dominique Baudis, était le Président de l’IMA, lorsque j’y travaillais. C’était un homme très cultivé, qui parlait arabe. Tout un symbole d’une France que j’aime là aussi… C’est pour moi un honneur d’écrire sur Fayrouz, de collaborer avec Ysabel Saïah-Baudis et que ce livre s’inscrive dans sa belle collection, à côté d’Oum Kalthoum et de Dalida.
Quelle image de Fayrouz vous êtes-vous forgée à travers votre enquête et que vous avez souhaité transmettre aux lecteurs ?
Fayrouz en chantant Jérusalem comme elle l’a fait, en cessant de se produire sur scène et en refusant de quitter le Liban pendant toute la guerre civile, incarne un exemple de dignité et d’amour absolu du prochain dont nous avons tous besoin. Elle est incorruptible. C’est la seule chanteuse qu’on peut entendre aussi bien à Tel Aviv qu’à New York et Damas. Et puis, elle est tellement importante dans la vie des gens, dans le monde entier. Elle inspire, apaise, réjouit et touche les cœurs. Elle est comme un phare dans la nuit, pour tous, à chaque moment de la vie. Un chant d’amour, inaltérable, qui continuera bien après sa disparition, toutes générations, nationalités, confessions et communautés confondues. Je voulais dire que choisir la voie de l’amour et de la dignité est possible et que nous devons tous nous en inspirer.
Comment diriez-vous que Fayrouz est devenue un symbole ? Et un symbole de quoi finalement ?
Dès ses débuts, en chantant « Rissala ila jamila » pour la libération de l’algérienne Djamila Bouhired, militante du Front de libération nationale qui était emprisonnée, elle marque son engagement, constant, contre l’oppression et le colonialisme. Fayrouz est du côté des opprimés, des victimes des guerres, des femmes, des enfants. Avec un disque comme Jérusalem in My Heart, elle incarne le refus de se résigner, la dignité et la résistance face à l’horreur et l’injustice. La résistance à la violence par l’art et l’amour. Un chant d’espoir aussi avec des chansons comme « Al-Quds » bien sûr mais aussi « Raji‘oun » (Nous y retournerons) qui refusent la fatalité.
Enfin, elle est aussi un symbole de réussite, elle raconte comment une petite chrétienne maronite, issue d’un milieu modeste, est parvenue à devenir la dernière grande icone vivante du monde arabe, à rayonner dans le monde entier. Pour beaucoup d’exilés, elle représente le Liban, les souvenirs. Cela est aussi une dimension très belle de ce qu’elle représente.
Vous montrez clairement qu’on peut distinguer deux périodes dans sa musique, celle où ce sont les frères Rahbani qui composent pour elle, puis celle où elle travaille surtout avec Ziad, son fils. À laquelle de ces deux tonalités musicales êtes-vous vous-même plus sensible ?
C’est difficile à dire car les deux époques sont très riches. Je suis très sensible au jazz, à la musique sud-américaine, alors mon cœur penche plus vers la musique de Ziad. D’autant qu’il lui fait chanter des textes parfois osés, qui l’affranchissent complètement de cette image d’Épinal où elle chante les montagnes du Liban, la vie simple des campagnes et ses fêtes. Ziad arrive au moment de la maturité. « Kifak Inta », « Wahdon », « Sabah w masa », « Al-bosta » sont des joyaux. Sa voix y est sublime.
À quoi tient, à votre avis, l’engouement actuel pour ces grandes divas arabes ?
Je crois que nous avons tous besoin, et particulièrement en ce moment, de belles histoires, de phares dans la nuit. Ces femmes au talent immense se sont affranchies de milieux sociaux complexes et douloureux. La pauvreté pour certaines, le patriarcat pour d’autres, voire les deux. Afin de réaliser leurs rêves, sans jamais renoncer à leurs idéaux politiques, humains et personnels. Et ce faisant, elles ont permis à d’autres de le faire aussi. Elles incarnent la possibilité de s’en sortir, de faire rêver les autres en s’accomplissant. Ce sont des pionnières. Puissent leurs vies nous inspirer.
Fayrouz : moi je chante l’humanité de Marjorie Bertin, Orients Éditions, 2024, 128 p.