
Hussein Madi, « Alphabet arabe » (1973), un portfolio de trente eaux-fortes aquatintes en une édition limitée à 99 exemplaires. Avec l'aimable autorisation du Metropolitan Museum of Art/New York
Le Metropolitan Museum of Art (MET) consacre un espace spécial à Alphabet arabe de Hussein Madi (1938-2024), l’artiste libanais dont la vision audacieuse redéfinit la place de l’écriture arabe dans l’art contemporain. Cette œuvre (datant de 1973) composée d’un portfolio de trente eaux-fortes aquatintes en une édition limitée à 99 exemplaires est bien plus qu’une exploration esthétique : c’est une déclaration artistique et philosophique qui bouscule les conventions de la calligraphie islamique.
L’exposition met en lumière comment Madi joue avec les lettres, non pas pour les inscrire dans une tradition calligraphique classique, mais pour en faire des éléments plastiques autonomes. Son approche reflète une volonté de réinventer l’écriture arabe en la libérant de sa fonction première – la communication – pour en faire un langage visuel universel.
Inspiration puisée dans l’univers et le soufisme
Hussein Madi est un artiste dont l’œuvre transcende les catégories traditionnelles de l’art pour s’inscrire dans une réflexion profonde sur l’univers, la spiritualité et les structures fondamentales de la création. En novembre 2023, un an avant sa mort, Madi a répondu aux questions de Katherine Kasdorf, conservatrice associée des arts d’Asie et du monde islamique au Detroit Institute of Arts, concernant son travail et ses préférences d’exposition pour Alphabet (1973). Il décrit son art comme « une quête spirituelle – non religieuse – visant à se rapprocher de Dieu en observant et en étudiant l’univers ». Selon lui, ce dernier est « composé d’unités qui se répètent en configurations infinies, formées par deux types de lignes fondamentales : la ligne droite et la ligne courbe ».
Cette vision est manifeste dans ses œuvres, où l’on retrouve une exploration de ces formes essentielles. « En observant la feuille d’un arbre, Madi y voit une ligne droite qui la traverse et des lignes courbes qui définissent ses contours, rapporte Katherine Kasdorf. Cette manière de décoder le monde révèle une approche artistique et conceptuelle unique, liée à l’architecture islamique, aux mathématiques et au soufisme. »
Selon la conservatrice, l’un des concepts centraux du travail de Hussein Madi est la « répétition, qui reflète l’infini et l’unicité de chaque élément ». Il compare ce phénomène « à un pommier dont chaque branche, chaque feuille et chaque fruit sont uniques, bien qu’ils se répètent sous des formes similaires. « Pour lui, « toute unité dans l’univers peut être définie par quatre caractéristiques : son volume (ou forme), sa couleur, sa position et son nombre ».

Déconstruire l’idée de la calligraphie
Madi insiste sur le fait que son travail ne « doit pas être qualifié de calligraphique ». Il rappelle qu’il « n’a jamais appris la calligraphie et que son travail repose sur une répétition d’unités identifiables par les quatre caractéristiques mentionnées plus haut ». Ainsi, dans la série Alphabet (1973) ou Untitled (1976), les formes doivent être perçues d’abord comme des dessins de structures répétées avant d’être lues comme des lettres.
La conservatrice cite un exemple frappant, « le mot Allah en arabe, qui peut être vu comme une série de quatre lignes droites verticales et d’une ligne courbe ». Dans ses œuvres, il répète ces formes en variation infinie, tout comme dans le soufisme, où les adeptes chantent le nom d’Allah jusqu’à atteindre un état de transe. Son édition de Alphabet a été produite en 99 exemplaires, en référence aux 99 qualificatifs d’Allah, qui sont récités dans les pratiques soufies.

Une œuvre spirituelle et universelle
Interrogé sur la meilleure manière d’exposer Alphabet (1973), Hussein Madi a expliqué que, bien qu’il ait une disposition préférée (celle présentée sur la page de titre de l’œuvre), il ne s’oppose pas à d’autres configurations. Selon lui, « cette variabilité d’exposition illustre parfaitement sa vision de l’univers et l’infinité des possibilités de disposer les unités de manière différente ».
Hussein Madi nous invite à repenser la manière dont nous percevons l’art, « non pas comme une simple reproduction de formes, mais comme une exploration des structures fondamentales de l’existence ». Son travail se situe au carrefour de l’art, de la science et de la mystique, proposant une vision de l’infini où chaque élément, bien que répété, conserve une identité unique. Son dialogue avec le Detroit Institute of Arts révèle ainsi une approche artistique dépassant les frontières culturelles et temporelles, ancrée dans une quête universelle de la beauté et du sens.

Réflexions de Maryam Ekhtiar : l’écriture comme expression artistique
Maryam Ekhtiar, spécialiste de l’art islamique et commissaire de la section art islamique au MET, souligne l’importance de la réinvention de l’alphabet arabe dans l’art contemporain. Elle rappelle pour L’Orient-Le Jour que si l’écriture a toujours occupé une place centrale dans la culture islamique, « son évolution ne cesse de surprendre ».
« L’écriture a joui d’une suprématie dans la culture islamique pendant des siècles en raison de son lien intime avec la révélation divine, le Prophète Mohammad et le Coran. Toutefois, ce qui est fascinant aujourd’hui, c’est la manière dont des artistes comme Hussein Madi la détournent pour en faire un langage purement visuel, abstrait et émotionnel. »
Elle met en avant le fait que Madi « ne cherche pas à écrire des mots lisibles, mais à provoquer une réaction sensorielle ». « Son travail est une invitation à voir l’écriture arabe non pas comme une tradition immuable, mais comme un terrain d’expérimentation où la lettre devient un objet graphique, un fragment d’univers. » Pour approfondir cette réflexion, Maryam Ekhtiar recommande son livre How to Read Islamic Calligraphy, qui explore les multiples facettes de la calligraphie et son évolution dans l’art moderne.
Sami Khalifé : grand collectionneur et donateur de « Alphabet »
Le Dr Sami Khalifé, psychiatre et grand collectionneur passionné par l’art du monde arabe, a fait don de plusieurs œuvres de Hussein Madi à des institutions culturelles de renom qui possèdent désormais la collection Alphabet (1973). Grâce à sa générosité, des musées américains ont pu acquérir des œuvres de Madi.
« Une idée extraordinaire m’est venue : agir en faisant un geste positif et précieux pour mon pays. Ce don a commencé avec le Lacma (Los Angeles County Museum of Art), suivi du Museum of Fine Arts de Boston, du Detroit Institute of Arts, de l’University of Michigan Museum of Art, du Baldwin College Museum of Art, du Metropolitan Museum of Art et du Block Museum à Chicago. Le MET est le septième musée aux États-Unis à acquérir les œuvres de Hussein Madi et le premier à les exposer », indique Sami Khalifé dans une interview accordée à L’Orient-Le Jour à New York.
Pour Sami Khalifé, ce don est avant tout un acte de transmission culturelle. « J’ai voulu que cette œuvre soit visible dans une institution comme le MET, car elle montre que l’art arabe ne se limite pas à son passé. Il évolue, se transforme, dialogue avec l’abstraction moderne et continue d’inspirer. » Collectionneur d’œuvres de Hussein Madi depuis plusieurs décennies, il perçoit dans Alphabet arabe une rupture avec la tradition et une réinvention de l’écriture arabe qui mérite une reconnaissance mondiale. Avec la Fondation Hussein Madi, il œuvre pour ériger un musée dans l’immeuble même où l’artiste a vécu à Ras Beyrouth.
Avec ces récentes acquisitions, l’œuvre de Hussein Madi continue de gagner en reconnaissance internationale, affirmant sa place parmi les figures incontournables de l’art moderne du monde arabe. Son exploration de l’écriture et du motif répétitif ouvre de nouvelles perspectives sur la manière dont les traditions artistiques islamiques peuvent être réinterprétées à travers le prisme de l’art contemporain.
Grâce à des artistes visionnaires comme Hussein Madi, des chercheurs comme Maryam Ekhtiar et des mécènes comme Sami Khalifé, l’art islamique contemporain continue d’évoluer, prouvant que l’écriture arabe n’est pas seulement un moyen de communication, mais aussi un support infini de créativité et d’expression.