
Le pianiste libano-français Abdel Rahman el-Bacha sur la scène du Festival al-Bustan. Photo Joya Simon
Quelle présence, quelle élégance, quelle aisance et quel chic vous avez sur scène, M. el-Bacha ! Effectivement immense il a été en ce mercredi 13 mars, lors du Festival al-Bustan qui, malgré toutes les vicissitudes du temps, se maintient à un niveau international d’exception et surprenant à la fois.
Il est inutile de louer les qualités musicales de notre pianiste. Mais il est toujours difficile d’interpréter Mozart, « le plus inaccessible des grands maîtres ». « On fait jouer Mozart aux enfants à cause de la petite quantité de notes. Les adultes s’en détournent à cause de la grande qualité de celles-ci », disait Arthur Schnabel. Ces qualités transparaissent dans la Sonate K 457 de Mozart, avec un jeu à la fois vivant et supérieurement lisible. Un premier mouvement dramatique, un élan irrépressible et exemplaire. Le pianiste a compris ce dialogue inquiet qui se poursuit dans l’Allegro. Serein et paisible dans l’Adagio. Quant au Molto allegro, Abdel Rahman el-Bacha conclut cette sonate avec un sens rare du récit.
Nous devons avouer notre enthousiasme pour la 7e Sonate de Beethoven. Le Presto coule ici de source. Le Largo e Mesto, hypnotique, nous tient en haleine jusqu’aux dernières mesures. Notre pianiste a su éviter les pièges des contrastes trop brutaux, comme dans le Menuet et le Rondo d’une finesse exemplaire. Beauté des timbres de l’instrument, maîtrise de tous les critères du jeu, tout concourait à un pur plaisir d’écoute. Cette subtilité et cet équilibre entre raison et passion n’appartiennent qu’à de rares élus. Magistral. De ce point de vue, son pianisme nous prouve un royal métier.

Ce qui nous a toujours amusé et étonné dans les 24 Préludes de Chopin, c’est qu’ils ne préludent à rien, sauf au Prélude qui suit. Fiévreux, souple, miraculeux, notre pianiste y réussit l’impossible en alliant la rigueur des tempos implacablement tenus, à la souplesse de la déclamation ; le classicisme le plus strict, à la fièvre la plus envoûtante.
Les Préludes de M. el-Bacha chantent avec cette main droite où la cantilène prend parfois le dessus à la main gauche. Ces Préludes demandent une extrême virtuosité et une incroyable audace pour parvenir jusqu’au bout. Il pèse les pédales et les ponctuations brusques avec un discernement admirable. À la différence de ce que font la plupart des jeunes pianistes d’aujourd’hui, obsédés par les traits et la volubilité de l’aigu qu’ils cherchent à faire briller à l’extrême et à qui l’arbre cache la forêt. El-Bacha a besoin de toute cette forêt essentielle pour construire les textures et laisser aller le chant quand il se trouve. On n’a plus l’habitude d’entendre Chopin joué ainsi, arrivant au triple forte, avec tout le son qu’il faut, n’hésitant pas devant le martellement des accords finaux du 24e Prélude. Comme l’a écrit André Gide : « Ce prélude se conclut dans une épouvantable profondeur où l’on croirait toucher le sol de l’enfer. »
Ce soir-là, tout Chopin était là.
Bravo !
16 h 42, le 14 mars 2025