
L‘artiste palestinien Majd Abdel Hamid à la galerie Marfa’. Avec l‘aimable autorisation de la galerie Marfa’
Il brode comme on crée du lien, comme on relie, comme on relate, comme on protège, comme on préserve de l’oubli, comme on dompte ou arrête le temps, comme on suture, comme on panse ou comme on pense. D’origine palestinienne, Majd Abdel Hamid est né à Damas en 1988. Cet artiste de l’exil qui refuse de se définir comme « exilé » est désormais basé entre Beyrouth et Paris. Les trois pays du Levant dont chaque fil le tresse, pays de conflits sanglants, de guerres inhumaines et d’instabilité structurelle, tracent en lui un schéma mental dans lequel les mots se vident. Ne reste que l’art, et le sien, minuscule à une époque qui tend vers le gigantisme muséal, s’exprime en broderies abstraites.
Ses œuvres font partie des collections publiques du Centre Pompidou, du Stockholm County Council, de S.M.A.K., Gand ; de la Barjeel Art Foundation, Sharjah ; de la Kadist Art Fondation, Paris ; de la Frac Franche-Comté ; de la CNAP, Collection Nationale, Paris ; du Kunstmuseum Liechtenstein, et de la Saradar Collection, Beyrouth. S’il a participé à plusieurs expositions collectives au Liban, la galerie Marfa’ présente en ce moment sa première exposition individuelle à Beyrouth.

Tenir les traumatismes à distance
Du point de croix, patrimoine immatériel de la Palestine, humble activité réservée aux femmes qui en ornent les textiles les plus intimes entre vêtement, linge de corps et linge de maison, il fait sa chaîne de transmission. Pour lui, tant que les Palestiniennes et Palestiniens continueront à broder, cet art fondamental ancré dans leur identité collective permettra à leur peuple et à leur culture de perdurer. Alors Majd brode. Il brode pour tenir à distance les effets des traumatismes qui s’accumulent, les uns hérités, les autres de plus en plus récents. Il brode de toutes petites surfaces dont le retentissement est immense, précisément comme une douleur lancinante en un point minuscule irradierait dans tout le corps. On ne le verra jamais utiliser le pathos pour faire pleurer dans les chaumières. L’effet visuel de la broderie a ceci d’intéressant qu’il imite la pixellisation des images floutées. Quand sa broderie reproduit des images de guerre, de blessés ou de morts à terre, celles-ci ne ne laissent que deviner et suffisent à transmettre l’émotion, solliciter l’imagination et faire passer le message.
Diplômé de l'Académie d'art de Malmö, en Suède (2010) après avoir fréquenté l'Académie internationale d'art en Palestine (2007-2009), l’artiste n’a jamais été confronté à la broderie au cours de sa formation. S’il y vient, c’est attiré par la liberté qu’offre ce savoir-faire aux femmes dans le système patriarcal palestinien et aussi son lien avec le processus du deuil, se délavant à l’usage jusqu’à révéler le bleu sous le noir fané, quand le temps nécessaire pour surmonter le chagrin s’est écoulé. Il s’en saisit pour en bousculer aussitôt les codes.
Majd Abdel Hamid se fait enseigner la technique et petit à petit, la broderie avec sa lenteur devient pour lui un indispensable rituel, un chemin de guérison qui permet de remettre les idées en place et d’évacuer un vécu trop lourd. La malléabilité du support, la répétitivité du geste offrent à l’artiste une vaste liberté et une surprenante sérénité permettant de créer un temps parallèle au temps des horloges, qu’il arrête ou relance à sa guise.

Ces boîtes à couture de grand-mères
Le spectateur est invité à observer ces petites broderies comme on le ferait à travers le judas d’une porte ou la lunette de ces fameux sandouk el-ferjé , coffres à merveilles que transportaient jadis quelques forains et qui permettaient d’imaginer à partir d’une photo argentique les prodiges du monde. Un certain 4 août 2020, alors qu’il brode de blanc une surface blanche assis dans son appartement beyrouthin, la monstrueuse double explosion au port le terrasse. Atteint d’une grave commotion cérébrale, couturé de 15 points de suture, il met du temps à s’en remettre. Étrangement, il se sent désormais incapable de broder des œuvres monochromes. Cette envie ne reviendra que plus tard. Lui qui fréquente la mercerie Melki comme d’autres les boutiques d’art prend un plaisir gourmand à s’approvisionner en fils de couleur. De sa pratique, il aime le moindre objet et surtout cette boîte à couture molletonnée de nos grand-mères avec ses accessoires en vrac et ses fils enchevêtrés. Et parce qu’il doit beaucoup à cet objet fétiche, il en reproduit le couvercle en broderies tantôt monochromes, tantôt camaïeux, et sa banale géométrie devient mystère, poésie, contour du désir.

Un carnet de voyage
Ode à la mer, thème de son exposition chez Marfa’, est un travail en cours, un carnet de voyage de différentes villes et îles autour de la mer Méditerranée. Le premier chapitre est consacré aux îles Kerkennah en Tunisie, le deuxième à Beyrouth, et le troisième à l'île d'Anafi en Grèce. Dans chaque lieu, des matériaux tels que du tissu, du savon, des objets trouvés et des fils sont rassemblés. Ce carnet de voyage se transforme en une collection de livres de photos, de sculptures, de collages sur papier coton, de vidéos.
Les récits émergent à travers des compositions visuelles et matérielles, créant un dialogue entre les expériences sensorielles et les souvenirs. Des détails tels que la lumière changeante, les études de couleurs, les nuances et les impressions subtiles convergent pour évoquer un journal non verbal. Dans une vidéo, le bateau qui traverse indéfiniment des eaux frisées d’écume semble imiter la navette de l’aiguille traînant ses fils bleus et blancs autour d’un monde exigu et pourtant immense, fini et pourtant sans cesse recommencé. Ailleurs, une brise légère anime un rideau de dentelle blanche, douce respiration textile qui exprime la vivante malléabilité du matériau et la puissante charge de nostalgie dont il est dépositaire. Trois petits clichés polaroid montrent un vol d’hirondelles dans le ciel libanais. Dans le troisième on voit ces oiseaux migrateurs faire demi-tour. Qu’est-ce que la migration ? Toujours cette navette, ce mouvement qui ramène au point de départ, matérialisé dans le jeu de l’aiguille qui rappelle le tracé d’une vie en fils noués, dénoués, superposés, accumulés, enchevêtrés, coulants et enfin coupés à contre-cœur. On ne sort pas indemne de cette exposition qui laisse le spectateur gorge nouée, le fil de ce récit s’ajoutant à sa propre bobine et tissant une histoire collective.
Majd Abdel Hamid , Ode à la mer, galerie Marfa’, Beyrouth, jusqu’au 5 avril 2025