
D.R.
Ce n’est pas une biographie de plus, pas non plus un portrait, à proprement parler. Dans la foulée d’une thèse de doctorat en littérature sur l’aspect politique de l’écriture de Romain Gary, Kerwin Spire est si imprégné par ce géant qu’il décide de mettre à profit la masse innombrable d’archives qu’il a collectées et d’entretiens qu’il a menés pour restituer, en trois volets, à même la vie et l’action, un homme tellement plus grand que la vie qu’il se déborde lui-même. Le premier volume de cette trilogie, paru en 2021, Monsieur Romain Gary, Consul général de France, 1919 Outpost Drive, Los Angeles 28, California, s’intéresse au Compagnon de la Libération, entré en diplomatie par la petite porte du concours du « cadre complémentaire » et retenu, bien qu’inclassable – lui qui est né en Europe de l’Est, français par naturalisation –, en vertu de titres de guerre dans l’armée de l’air, d’une licence en droit et surtout du fait qu’il parle quatre ou cinq langues. Il est alors marié à Leslie Blanch, une journaliste anglaise, mais tombe amoureux d’une jeune actrice montante, Jean Seberg. Très proche de de Gaulle qui représente pour lui la figure du père, lui qui a été élevé depuis sa naissance par une mère seule qui rêvait d’être une grande artiste, et qui reportait sur lui ses aspirations comme on le lit dans La Promesse de l’aube (« Tu seras un héros, tu seras général, Gabriele d’Annunzio, Ambassadeur de France », « Tu seras Victor Hugo, Prix Nobel », « Nijinsky ! Nijinsky ! Tu seras Nijinsky ! »), Romain Gary décide de rentrer à Paris pour laisser s’exprimer en lui l’artiste total qui n’a pas vraiment réussi à s’épanouir en 15 ans de carrière diplomatique, malgré le succès de son roman Les Racines du ciel, couronné par le prix Goncourt en 1956.
Monsieur Romain Gary, écrivain réalisateur, Paris VIIe – 1960-1970, deuxième volet de la trilogie de Kerwin Spire, commence précisément avec ce retour. Les premières pages s’ouvrent sur un Romain Gary se rendant à l’Élysée pour annoncer au général de Gaulle son intention de se mettre en retrait pour se consacrer à l’écriture. L’époque accueille mal les couples illégitimes et Jean Seberg qui l’accompagne dans cette nouvelle aventure parisienne, est l’objet de toutes les curiosités de la presse à scandale. Sur fond de divorce houleux avec Leslie Blanch, une procédure qui durera trois ans, on verra Romain Gary, installé avec Jean Seberg dans un double appartement, rue du Bac, se frotter au cinéma, mais aussi au théâtre et à la peinture. Tout ce qu’il fait, il le fait avec passion, débordement, génie sans doute, cohérence avec sa propre marque, sa compréhension profonde du social et du sociétal, ainsi que de l’air du temps. Ayant observé de longues heures les tournages d’Otto Preminger avec Jean Seberg, il veut offrir à celle qui deviendra son épouse un rôle-titre, à un moment où celle-ci, après ses succès dans des films de la Nouvelle vague, voit son étoile pâlir. Il a tout retenu de ce qu’il a vu, tout noté, et se sent prêt à se lancer dans l’aventure cinématographique. Lui dont l’écriture est si visuelle, a en tête l’adaptation des Oiseaux vont mourir au Pérou, une nouvelle célèbre qu’il a publiée dans PlayBoy quelques années plus tôt.
Pour restituer la fièvre qui porte Romain Gary tout au long de ce projet, Kerwin Spire mène des entretiens avec Michel Wyn et Jean-Pierre Kalfon. Ce dernier a joué le rôle du chauffeur de Pierre Brasseur, le mari de Jean Seberg dans le film, tandis que Michel Wyn était, sur le tournage, directeur technique et assistant réalisateur. L’accueil de la critique est glacial. Entre temps, Romain Gary qui avait promis à Louis Jouvet une pièce de théâtre sur-mesure et travaillé cinq ans avec lui pour la mener à bout, en vain, se remet, après la mort de l’acteur, à ce projet qui se concrétise avec Johnny Cœur, une pièce tout aussi fraîchement accueillie par la presse. Il va aussi s’adonner à la peinture, lui qui a admiré Nicolas de Staël. Avec cette dernière passion, l’appartement de la rue du Bac se transforme en « porcherie ». Romain Gary qui court les galeries pour découvrir les nouveaux artistes entraîne chez lui un commissaire d’exposition pour lui montrer une œuvre de son cru sans en révéler l’auteur. « Médiocre », assène le galeriste. Et Gary décide enfin de renoncer.
Cette boucle bouclée, le récit s’achève sur la mort du général de Gaulle qui ferme toute une époque. Romain Gary s’est déjà séparé de Jean Seberg, partie avec Clint Eastwood. Les derniers mots, « Renaître d’un monde qui meurt… Ou mourir avec lui », annoncent l’apparition d’Émile Ajar, dernier volet en préparation d’une trilogie vibrante sur ce félin aux multiples vies.
Monsieur Romain Gary : écrivain réalisateur, Paris VIIe – 1960-1970 de Kerwin Spire, Gallimard/Folio, 2025, 260 p.