Il fait déjà nuit noire lorsque les invités à la remise du prix Joan Margarit franchissent le seuil de l’Institut Cervantes de Paris. Ce prix international de poésie a été fondé en 2024 pour faire connaître l’œuvre du poète catalan et récompenser l’œuvre de poètes étrangers de renommée internationale. À l’initiative de l’éditeur La Cama Sol, de l’Institut Cervantes et de la famille de Joan Margarit, c’est le poète Adonis, âgé de 94 ans, qui a été récompensé.
Pionnier de la poésie arabe moderne, il est considéré comme un rebelle, un iconoclaste qui suit ses propres règles. Selon lui, la poésie arabe « n’est pas le monolithe qui prétend suggérer la vision critique dominante, mais elle est plurielle, parfois au point de l’autocontradiction. » Dans les échanges qui précèdent la cérémonie, le poète, né en Syrie en 1930, n’échappe pas à des questions sur les rebondissements politiques syriens. D’une voix calme et amène, il répond. « Ce qui compte, ce n’est pas le pouvoir : le pouvoir doit faire partie d’un mouvement pour le progrès de la société. Malheureusement, dans notre région, le pouvoir est une fin en soi. J’aime le pays où j’ai vu le jour, mais l’humain est mon pays. Il faut fonder le monde sur la dimension poétique, la création et l’amour, et pas sur la politique et le pouvoir. Aujourd’hui, Maïakovski est toujours en dialogue avec nous, mais Lénine, c’est terminé. La politique fait partie de la culture, et non le contraire, mais cela n’existe dans aucun pays, c’est une maladie culturelle d’écarter la poésie et de la marginaliser. » C’est la prudence qui prévaut dans ses paroles lorsqu’il est question des perspectives de l’évolution de la société syrienne. « J’ai quitté la Syrie en 1956 et je ne la connais pas de l’intérieur. Mais je sais qu’il y a des gens très progressistes sur le terrain, je ne sais pas dans quelle mesure ils pourront s’exprimer librement, et je ne crois pas que la liberté dans ce sens est bien vue, pas seulement en Syrie mais dans tout le monde arabe », déplore-t-il.
« J’ai été contre, toujours contre ce régime », a-t-il rappelé au sujet de la chute du président Bachar el-Assad. « Mais ceux qui l’ont remplacé, qu’est-ce qu’ils vont faire ? La question, ce n’est pas de changer le régime. C’est de changer la société », a poursuivi l’écrivain. « C’est-à-dire libérer la femme. Fonder la société sur des droits et sur des libertés, et sur l’ouverture, et sur l’indépendance intérieure. »
Sur la poésie de Joan Margarit, il admet qu’il n’est pas en mesure de l’apprécier à sa juste valeur. « Il est difficile de juger une œuvre sur sa traduction car le rapport entre les mots et les choses est différent d’une langue à l’autre. Si vous prenez le mot “Dieu”, il n’a pas le même sens chez Dante ou dans les textes du poète al-Maari », explique-t-il d’une voix toujours un peu facétieuse quand il s’agit des tours que jouent les mots.
Très émue, l’artiste visuelle Ninar Esber, fille d’Adonis, ne cache pas son émotion. « Je suis fière et heureuse pour lui, et je suis ravie de lire un de ses poèmes au cours de la cérémonie. J’ai choisi un texte dans la lignée de la terrible année que nous venons de passer. Le texte a été écrit en 1971 et il est encore malheureusement d’actualité », précise-t-elle. Près d’elle, l’auteure Arwad Esber, qui rebondit sur les propos de sa sœur. « Ce qui est intéressant avec ce prix, c’est qu’il ne se contente pas de saluer une œuvre, il met aussi l’accent sur le lien qu’un poète crée entre deux cultures, à l’image de Joan Margarit qui était catalan et qui a écrit en catalan et en espagnol. C’est ce rôle de passeur qui est mis en avant, et j’aime l’idée d’un passeur culturel. Face aux incertitudes politiques, heureusement qu’il y a la poésie, elle doit remplacer le chaos, panser les plaies et poser les bases d’une société meilleure. Une nouvelle génération d’écrivains et d’artistes est à l’œuvre en Syrie, on espère qu’ils vont pouvoir permettre de reconstruire ce pays qui a tant souffert. »
Aux premières loges pour féliciter Adonis, l’iconique Gaby Lteif, journaliste à Radio Monte-Carlo. « Ce prix est un grand honneur pour tout le Moyen-Orient, et pour le Liban où Adonis a vécu, il a même la nationalité libanaise ! Je suis ravie pour le poète et pour l’homme. Ce que j’aime chez lui, c’est sa générosité, sa lucidité et son regard positif et pacifique sur le monde et l’avenir. Sa poésie ne se contente pas de nous émouvoir, elle nous grandit. L’année passée, il a été le premier poète arabe à lire ses textes sur les planches du musée du Louvre, avec Fanny Ardant, ce fut un moment magique. Il représente pour nous la paix, le dialogue des cultures et des religions. Après tout ce qui s’est passé dans notre région récemment, cette belle récompense est un moment de pause. Quand Adonis parle, il m’emporte », confie-t-elle d’une voix vibrante.
« De l’Orient le vent souffle à nouveau »
Lorsque le public s’installe dans la salle des miroirs de l’Institut Cervantes, il est frappé par l’éclat des moulures blanches et dorées, et par l’effervescence de ceux qui sont venus applaudir le poète, dans un esprit d’amitié. L’accueil est chaleureux, et en présence de l’ambassadeur d’Espagne en France, Victorio Redondo, l’assemblée écoute d’abord le directeur de l’Institut Cervantes de Paris Luis Garcia Montero, lui aussi poète, qui s’exprime avec ferveur avant de laisser la parole à l’éditeur de La Cama Sol, Javier Santiso, dont les propos mettent en valeur le retentissement profond des traductions des poèmes d’Adonis en espagnol. « On est dans un monde où tout est en train de devenir horizontal, Adonis nous invite à tomber vers le haut, dans tous les domaines », souligne Santiso, reprenant la notion fondatrice de verticalité, chère à Adonis. C’est ensuite Anne Hidalgo qui prend la parole en espagnol, dans une grande écharpe orange, pour signifier la fierté de la Ville de Paris qu’Adonis y ait élu domicile. Lorsque l’auteur de Mihyiar le Damascène reçoit le prix Joan Margarit, il ne se départit pas de son sourire profondément bienveillant et de la puissance de son regard, libre.
Alors, le poète prend la parole en français, l’assemblée est attentive et concentrée. « Depuis l’invention de l’alphabet, les pays méditerranéens sont marqués par une diversité culturelle qui participe d’une vision du monde ouverte, créatrice et singulière de l’homme, de la vie, du monde », lance-t-il, avant de proposer sa vision de la poésie. « Chacun est interpellé différemment par la singularité du monde, la poésie exprime l’absolue singularité , elle puise dans l’humain, qui est l’essence du monde. Ce miracle tisse un lien entre imaginaire, désir et mémoire. L’imaginaire est une matière, la matière est imaginaire, et c’est un monde qui se crée en se créant lui-même », poursuit-il. Selon lui, la poésie n’a rien à voir avec un paradis perdu, elle est tournée vers le futur. « Elle est l’essence créatrice qui rayonne comme si elle était l’avenir, interminablement. Elle est habitée par le questionnement, c’est le langage de la révélation », ajoute-t-il devant une audience parfois dépassée mais attentive.
C’est en espagnol que les mots du poète se font entendre ensuite, avec une lecture rythmée de Yolanda Soler Onis, poète et directrice de l’Institut Cervantes d’Amman. Ninar Esber entame ensuite une mise en voix remarquable, sonore et habitée, d’un extrait du Tombeau pour New York. Prologue à l’histoire des tâ’ifa (1971).
« La terre jusqu’à présent a été dessinée en forme de poire
Je veux dire en forme de sein »
Un silence compact s’installe.
« De l’Orient le vent souffle à nouveau (…)
Et le soleil est fils d’un arbre planté dans le jardin d’al-Quds. »
Les derniers mots tombent comme un couperet. « New York, femme de paille, dont le lit se balance de ville en ville. »
Point d’orgue d’une cérémonie vivante et investie par son public, un solo de saxophone proposé par le fils de Joan Margarit, Carles Margarit. Les hôtes se sont ensuite réunis autour du grand poète, dans une atmosphère conviviale, autour d’un verre de vin, espagnol.
« La question, ce n’est pas de changer le régime. C’est de changer la société », a poursuivi l’écrivain. C’est exactement ce dont le Liban a besoin avec notre pacotille de liberté qui ne permet pas a la femme de donner la nationalité a ses enfants nés d’un père étranger, notre societe complice de la corruption de nos politiciens, toujours en quête de faveurs pour vendre leur vote. On a du chemin encore!
19 h 06, le 13 décembre 2024