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Environnement - Guerre au Liban

La polémique sous-jacente du traitement des millions de tonnes de décombres du conflit

Alors que les experts et le ministère de l’Environnement sont unanimes quant à la nécessité de trier et de réutiliser une partie des débris de démolition, le gouvernement pourrait décider de les employer pour remblayer la mer.

La polémique sous-jacente du traitement des millions de tonnes de décombres du conflit

Des bâtiments aplatis par des bombardements dans la banlieue-sud de Beyrouth. Photo Mohammad Yassine

Les images de rues grisâtres où des immeubles en béton effondrés se sont mués en masses informes nous sont presque devenues coutumières en deux mois de guerre totale entre Israël et le Hezbollah. Venant tout particulièrement de la très peuplée banlieue-sud de Beyrouth, mais aussi des régions du Liban-Sud et de Nabatiyé, ainsi que de Baalbeck-Hermel, ces scènes, au-delà de l’horreur des vies humaines perdues, réveillent une autre angoisse que les Libanais ont vécue durant la précédente guerre israélienne en 2006 et l’explosion au port de Beyrouth en 2020 : que faire de ces tonnes de débris issus de démolition ?

Or l’ampleur de la destruction est cette fois-ci inédite. Selon des estimations très préliminaires citées dans le rapport du Centre de conservation de la nature de l’AUB (AUBNCC) et considérées comme réalistes par plusieurs experts, le volume de déchets de démolition dans les diverses régions bombardées serait de 50 à 100 millions de tonnes. Des estimations de UN Habitat qui nous sont communiquées par Antoine Kallab, directeur associé de l’AUBNCC, indiquent que la seule banlieue-sud de Beyrouth contiendrait deux à quatre millions de tonnes de gravats de démolition.

Toutefois, selon Hassan Dhaini, conseiller du ministre de l’Environnement, il n’y aurait toujours pas d’estimations assez précises, celles qui circulent étant basées sur la conviction qu’il faudrait multiplier par 10 à 20 fois le volume des destructions de 2006. Citant un rapport de la Banque mondiale, il estime qu’il faut compter 95 000 unités de logement endommagées.

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En tout état de cause, le volume est colossal, le déblaiement est une étape nécessaire avant toute reconstruction et  pose des questions essentielles : où vont être placés les fragments de la démolition ? Seront-ils transportés vers un lieu provisoire pour y être triés et traités en vue d’une réutilisation/recyclage et de l’enfouissement du reste en toute sécurité ? Ou seront-ils simplement disposés en hâte dans l’une ou l’autre des décharges côtières déjà sursaturées ?

L’exemple de précédents conflits comme la guerre de 2006 n’est pas encourageant : le rapport de l’AUBNCC rappelle que les six millions de tonnes de décombres de cette année-là avaient été « jetés à la mer avec des conséquences désastreuses sur les écosystèmes ». Alors que dans le cas d’un autre conflit, celui de Nahr el-Bared en 2007 entre l’armée libanaise et des factions islamistes dans un camp palestinien du Liban-Nord, qui avait détruit 5 000 unités de logement, un mécanisme de recyclage des décombres mis en place par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) et l’Unrwa, l'agence de l'ONU pour les réfugiés de Pslestine, avait conduit au traitement d’une grande partie de ces déchets, produisant des agrégats réutilisés dans la construction de routes. Lequel de ces deux exemples prévaudra-t-il cette fois ?

Des sons de cloches officiels divergents

L’affaire a été soulevée pendant le Conseil des ministres exceptionnel qui s'est tenu à Tyr (Liban-Sud), le 7 décembre. Pour le traitement des déchets de démolition, le gouvernement a alloué 4 000 milliards de livres (environ 44 millions de dollars). Le recensement des dégâts et le déblaiement des décombres au Liban-Sud a été confié au Conseil du Sud, et dans les autres régions au Haut comité de secours, par contrat avec le bureau Khatib et Alami. Mais le communiqué du gouvernement est resté flou sur la manière dont seront traités ces déchets.

Pour sa part, le ministère de l’Environnement a publié dès le 6 décembre dernier, quelques jours seulement après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu le 27 novembre, une liste de directives sur la manière dont il faut manipuler, transporter et traiter ces tonnes de décombres. Le texte insiste sur « la nécessité de ne pas jeter ces débris de manière anarchique ». Il est préconisé de « déterminer des sites temporaires de stockage, de traitement puis d’enfouissement définitifs ». Pour cela, la priorité devra être donnée à « des sites dont l'environnement est déjà dégradé, comme les carrières désaffectées », sur les terrains publics ou les terrains privés après autorisation du propriétaire. Il recommande « d’accorder la priorité absolue au tri en vue d'une réutilisation et d'un recyclage », et précise « qu’il est primordial de séparer les éléments pollués des décombres réutilisables, en vue de traiter les autres » efficacement.

Cette approche n’est apparemment pas celle privilégiée par tout le monde. Dans une déclaration en marge du Conseil des ministres, le ministre des Travaux Ali Hamiyé a souligné que « les décombres de la banlieue-sud devront être disposés dans un site proche de la décharge de Costa Brava », suggérant qu’ils seront utilisés pour remblayer la mer, le site étant côtier. M. Hamiyé n’a pas répondu à nos appels pour de plus amples détails.

Interrogé par L’Orient-Le Jour sur ces différents sons de cloche parvenant des ministères concernés, le conseiller du ministre de l’Environnement précise que le dialogue se poursuit dans des réunions rassemblant les protagonistes. « Actuellement, le gouvernement a confié au bureau Khatib et Alami la mission d’élaborer le cahier de charge du transport et du traitement des déchets de démolition résultant de la guerre, et la copie devra être soumise aux ministères de l’Environnement et des Travaux publics, ainsi qu’à des experts académiques, qui devront tous y ajouter leurs remarques », ajoute-t-il.

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Le conseiller se dit confiant que la tendance du tri et recyclage devrait s’imposer, quelle que soit la destination finale des remblais. Une position confortée par celle de l’Ordre des ingénieurs du Liban. Son président, Fadi Hanna, nous assure qu'il fait le tour des acteurs concernés pour éviter les écueils de 2006. « Le ministère de l’Environnement peut imposer le respect de ses directives, étant donné qu’un projet de cette ampleur ne peut que requérir une étude d’impact environnemental, qui doit être revue et approuvée par le ministère », affirme-t-il.

Mais les écologistes craignent que la logique des marchés juteux l’emporte une nouvelle fois, se disant très vigilants par rapport à l’éventualité d’un remblaiement de la mer. Paul Abi Rached, président de Terre-Liban, affirme à L’OLJ avoir entendu parler d’un projet de remblaiement de la mer au niveau des sites de Costa Brava et de Saint Simon, à Ouzaï, au sud de Beyrouth, avec les décombres des quartiers détruits de la banlieue-sud. « En tant qu’écologistes, nous n’accepterons pas de nouveaux remblais en mer à partir de déchets réutilisables et valorisables, car cela enfreint toutes les lois libanaises et les engagements internationaux du Liban », affirme-t-il, insistant sur l’éventualité d’un recours dans ce cas devant le Conseil d’État.

Paul Abi Rached ajoute : « Nous revenons toujours au même schéma qui a marqué le secteur des déchets pendant des décennies : le gouvernement confie les grands chantiers aux entrepreneurs proches du pouvoir, qui n’ont aucun intérêt au tri, recyclage et réutilisation parce que l’enfouissement ou le remblaiement leur coûtent moins cher. Résultat : le gouvernement paye pour un service qui le prive de ressources précieuses pouvant rapporter de l’argent à la collectivité. »

Risques inhérents

Si les experts sont unanimes sur la nécessité impérative de trier ces décombres de guerre, c’est que ceux-ci ne sont pas exempts de danger pour l’environnement mais aussi pour la santé humaine. Dominique Salamé, expert international en gestion des déchets à risques et professeur à l’Université Saint-Joseph, explique : « Ces gravats de démolition posent plusieurs risques. D’une part, ils contiennent des matières chimiques et toxiques provenant des bombardements, comme le phosphore, les nitrates, des mélanges explosifs ou corrosifs, du soufre. D’autre part, il y a les risques inhérents au bâtiment en soi, qui peuvent être d’ordre physique – objets tranchants, verre, béton, métaux, etc. – ou chimique – amiante dans la peinture ou les tissus, médicaments se trouvant dans les décombres, etc. Il y a aussi malheureusement les risques biologiques infectieux liés aux restes humains. »

Or le Liban a les moyens de trier ces déchets de manière appropriée et d’en réutiliser une partie. Gérard-Philippe Zéhil, professeur de génie civil à l'Université Notre-Dame (NDU) spécialisé dans les structures, affirme qu’ « une grande partie des gravats peut être réutilisée ou recyclée ». Selon l’expert, les débris de béton et de maçonnerie peuvent être broyés et transformés en granulats recyclés pour la construction des routes ou pour la production de béton. Pour cela, des concasseurs existent au Liban ou peuvent être acheminés. Les métaux peuvent être fondus et réutilisés, et les briques, pierres, moellons (pierres de calcaire ou de granit) et bois intacts peuvent être directement réutilisés.

Cette réutilisation des matériaux récupérés dans la réhabilitation et la reconstruction est hautement recommandée, par l’emploi de techniques qui ne sont pas étrangères aux bâtisseurs libanais, insiste l’architecte Aram Yeretzian. Selon lui, « les solutions existent » et il est même souhaitable de reconstruire « de manière plus durable et plus environnementale ». Il affirme qu’avec les technologies modernes, le processus n’est pas nécessairement plus lucratif.

Certains éléments sont parfois intacts dans les décombres et peuvent être réutilisés tels quels. Photo Mohammad Yassine

Si la réutilisation des matériaux est souhaitée dans le cas des bâtiments modernes, elle est cruciale quand il s’agit de bâtiments patrimoniaux détruits par l’aviation israélienne. Assaad Seif, président d’ICOMOS-Liban (Conseil international des monuments et des sites), alerte sur l’importance de « conserver les pierres et les éléments des bâtiments patrimoniaux détruits, en vue d’une possible reconstruction à l’identique ». Collaborant déjà avec la Direction générale des antiquités (DGA) et l’Université américaine de Beyrouth, il assure être en contact avec des municipalités comme celles de Baalbeck ou de Nabatiyé, où de telles structures ont été perdues, afin d’assurer que l’anarchie ne prive pas le Liban de ces structures précieuses.

La réutilisation et le recyclage des déchets de démolition pourraient représenter un tournant dans l’approche aux déchets en général, et économiser au Liban non seulement une partie du coût financier de la reconstruction, mais aussi un autre désastre environnemental qui serait celui d’une nouvelle exploitation extensive des carrières de pierre et de sable du pays. 

Les images de rues grisâtres où des immeubles en béton effondrés se sont mués en masses informes nous sont presque devenues coutumières en deux mois de guerre totale entre Israël et le Hezbollah. Venant tout particulièrement de la très peuplée banlieue-sud de Beyrouth, mais aussi des régions du Liban-Sud et de Nabatiyé, ainsi que de Baalbeck-Hermel, ces scènes, au-delà de...
commentaires (6)

C'est sur des sujets comme ceux-ci que l’on se rend compte qu’on a deux Libans qui traversent les frontières confessionnelles. Un Liban de personnes éduquées et hautement qualifiées et un autre de voyous se concentrant dans la classe politique et ses satellites. Malheureusement, c’est David contre Goliath (sans miracles possibles).

Michael

15 h 24, le 16 décembre 2024

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Commentaires (6)

  • C'est sur des sujets comme ceux-ci que l’on se rend compte qu’on a deux Libans qui traversent les frontières confessionnelles. Un Liban de personnes éduquées et hautement qualifiées et un autre de voyous se concentrant dans la classe politique et ses satellites. Malheureusement, c’est David contre Goliath (sans miracles possibles).

    Michael

    15 h 24, le 16 décembre 2024

  • Israhell fait encore payer les Allemands depuis 80 ans les séquelles de la 2 eme guerre !! Il faudrait que le Liban fasse payer cet ennemi sournois et ses alliés pour tous ces dêgats matériels et humains qui se chiffrent en milliards

    TAMIN FAROUCK

    10 h 09, le 16 décembre 2024

  • Oh! Mon commentaire n'a pas été publié. Peut-être parce que je me suis étonnée qu'on ait confié ce dossier au Conseil du Sud quand on sait comment ses ressources sont régulièrement siphonnées par qui vous savez?

    Marionet

    15 h 54, le 14 décembre 2024

  • Facturer l'Iran

    M.E

    23 h 35, le 13 décembre 2024

  • Qui l’emportera, la voie de la raison et de l’honnêteté ou les charlatans qui sont au pouvoir? J’ai bien peur de ma réponse…

    CW

    17 h 31, le 13 décembre 2024

  • Très bonne article.

    garcia sanchez, sol / WorldClaim

    12 h 25, le 13 décembre 2024

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