«L’homme qui voulut voir par lui-même », c’est Nemo, commissaire de police que l’on découvre au seuil du roman, en consultation médicale.
Nemo est un homme consciencieux et perspicace. Ses enquêtes l’amènent à mettre à jour les mobiles et alibis des crimes et il cherche à en déduire des conclusions en adéquation avec la réalité. Tout semble aller pour le mieux pour ce commissaire dont les qualités sont reconnues par ses pairs. Pourtant, petit à petit, une brèche s’ouvre en lui ; elle lui fera douter de ses méthodes et progressivement de toutes formes de connaissance du monde. Cette fissure en lui débute par la lecture des médias et des réseaux sociaux. Le commissaire est alors frappé par l’usage imparfait des mots, par la manipulation via le langage et par le manque d’éloquence des écrits d’aujourd’hui. Nemo se retrouve alors « hors de lui », à la fois en colère mais aussi comme à l’extérieur de lui-même, dans un no man’s land où se perdraient le sens des mots et, par ricochet, l’équilibre qui permettrait au monde, à son monde, de tenir.
Le commissaire Nemo va alors consulter un médecin. Mais en enquêteur averti, il recherche lui-même le processus qui a entraîné ce déséquilibre qu’il ressent. Dans cette métamorphose, l’épisode d’un procès qu’il a vécu est crucial. Un couple a été retrouvé assassiné dans son lit. Le principal suspect pour le commissaire Nemo est le beau-fils de la femme défunte, un jeune homme qui avait des raisons sérieuses de vouloir la mort de ce couple. Pourtant, le procès ne le condamne pas. La déception du commissaire Nemo est grande devant la manière dont les audiences se sont déroulées et surtout devant la maltraitance du langage que ces séances ont démontrée. De là se construit en lui la remise en question des méthodes de la justice, de la technologie, de l’IA et de nombre de présupposés sur la science.
Concernant ainsi par exemple les algorithmes, le Commissaire Nemo « ne leur faisait pas plus confiance qu’à une martingale censée battre la roulette au casino. Parce qu’un algorithme n’abolit jamais le hasard, aimait-il à dire. Et n’est-ce pas drôle, ironisait-il aussi, de voir le numérique, qui se dit pourtant digital en anglais, nous empêcher justement de mettre le doigt sur les choses ? Ne vous laissez pas emporter et submerger par ce que la technologie peut faire, conseillait-il à ses collaborateurs, parce que les possibilités de la technologie sont illimitées, et à la suivre dans cette voie vous risquez de perdre de vue la fin et de faire des moyens une fin en soi. »
Le récit qui nous tient en haleine tout au long, s’abreuve à différentes sources littéraires, du théâtre classique à l’essai philosophique. Il est traversé par des échos allant des épopées antiques, à la poésie contemporaine en passant par le roman d’aventure du XIXe siècle. Les noms des personnages sont comme des fils qui relient l’histoire à la littérature. Ainsi le nom du Commissaire « Nemo » (qui signifie « personne » en latin) fait écho aux paroles d’Ulysse qui déclare au cyclope « Mon nom est Personne » ; il rappelle aussi le Capitaine Nemo des Voyages extraordinaires de Jules Verne.
Tous ces clins d’œil offerts au lecteur renforcent le plaisir de la lecture transmis, par ailleurs, dans le jeu avec les récits, les détours et diversions, et puis l’humour qui s’insinue dans des pages portées par une écriture jubilatoire.
Ce roman interroge pourtant des enjeux-clés de notre monde d’aujourd’hui, la violence, le mensonge et la manipulation, la guerre et sa représentation, les formes du vivre-ensemble.
Le commissaire Nemo tente au cours de son parcours de s’engager en politique et Percy Kemp nous offre alors des pages lumineuses sur l’invention de nouvelles manières de travailler le collectif, de repenser les impôts ou la participation démocratique.
La question de la vérité, l’adéquation de notre jugement à la réalité, sont au cœur de sa recherche et le roman rappelle à cet effet les paroles du mystique al-Rûmî, « la vérité serait un miroir que Dieu aurait tenu dans Sa main. Mais le diable l’ayant fait tomber, ce miroir s’était brisé. Chacun en avait alors ramassé un morceau et affirmé que toute la vérité s’y trouvait. »
Pour avoir voulu voir par lui-même, combattre la manipulation, rechercher la vérité, participer à l’œuvre collective, le Commissaire Nemo doit payer un lourd tribut et, jusqu’aux dernières lignes du roman, le récit nous bouscule car, pour apprendre à voir, il nous faut avant, nous dit-il, désapprendre à voir.
« Les gens ont tendance à croire qu’ils voient avec leurs yeux. Quoi de plus simple, alors, se disent-ils, que de voir par soi-même. Pourtant, ce n’est pas avec nos yeux que nous voyons. Nos yeux, eux, ne font que percevoir, et c’est notre cerveau qui voit. C’est à lui qu’il revient de donner un sens à ce que nos yeux perçoivent. C’est d’ailleurs ce que voir veut dire. Voir, c’est se représenter mentalement ce que l’on perçoit avec ses yeux. Et c’est là tout un apprentissage. Parfois même, comme dans le cas de l’ancien commissaire Nemo, c’est une affaire de désapprentissage. De déprogrammation, si vous préférez. »
L’Homme qui voulut voir par lui-même de Percy Kemp, L’Orient des Livres, 2024, 120 p.