Tablier autour de la taille et baskets mis de côté, c’est pieds nus qu’Ayla* débarrasse les tables d’un restaurant vidé de ses habitués une fois 22 heures passées. Planqué dans une ruelle commerciale de Hamra, le bistrot aux « spécialités du monde » emploie deux autres vingtenaires depuis fin septembre et l’extension du conflit opposant Israël au Hezbollah sur le territoire libanais. « Ceux qui travaillaient ici avant l’assassinat de Nasrallah sont partis par peur et ont été remplacés par les désespérés, ceux qui tentent de survivre sans résister », soupire l’apprentie artiste, forcée de quitter son job de chanteuse noctambule dans des bars méconnus de la capitale. « M’empêcher de monter sur scène, c’était comme m’enlever une partie de moi, comme me forcer à la fermer », lâche-t-elle le regard embué de larmes.
Les écouteurs dans les oreilles et les mains légèrement tachées de sauce rouge, l’étudiante de musicologie espère secrètement ne pas être reconnue à sa sortie de l’établissement alors que se baissent progressivement les rideaux de fer d’un quartier quasi bouclé. « J’ai honte. Honte qu’on me voit remettre des sièges à leur place, honte de regarder des clients dans les yeux en prenant leur commande. J’ai 25 ans, une carrière inexistante malgré toute ma bonne volonté et la crainte de finir comme ma mère malheureuse, si malheureuse », confie-t-elle la rage au ventre, dans un français impeccable.
Les reprises de Bowie, Johnny et Santa, Ayla les vociférait « jusqu’à l’épuisement » dans les cafés face à une clientèle indifférente, le quartier de Mar Mikhaël covidé en plein confinement et en direct sur des réseaux sociaux devant une cinquantaine de fidèles attirés par un brin de voix éraillée par les cigarettes. Sur les rares balcons aux volets ouverts, la lumière des écrans illumine à elle seule le chemin de la brune aux yeux clairs vers une voiture garée dangereusement sur un bout de trottoir sale. Sur ces téléviseurs se dessinent alors la carte des États plus que jamais désunis d’Amérique au lendemain de l’élection d’un Donald Trump extatique. « Enfant, je pensais que les US étaient là pour héberger quelques belles actrices hollywoodiennes. Même si je voulais y aller pour tenter ma chance, je ne peux plus avec leur nouveau gars », cède-t-elle, l’air blasé, « lessivée » par une nouvelle journée « à puer la friture ».
Connue pour sa participation à l’édition panarabe de « The Voice » à la fin des années 2010, Ayla reconnaît, entre deux gorgées de rosé dans une bouteille d’eau, une pointe de nostalgie à chaque évocation de son passage dans l’ex-émission phare de la MBC. « À un moment, j’y ai cru. J’ai naïvement pensé que ça allait décoller pour moi. Mais dans ce milieu, on vous oublie vite et on vous crucifie pour chaque faux pas. Ajoutez à ça la vie coincée au Liban. Là où il est interdit de rêver. »
Maquiller la colère
Un peu plus loin à Gemmayzé, il n’est pas minuit que la célèbre allée colorée parsemée de blocs de béton est déjà plongée dans la pénombre. Sur les marches de Saint-Nicolas, un garçon mince à peine majeur attend son compagnon sur une moto grise, rayée par les excès de vitesse. Lycéen redoublant le jour, drag-queen débutante la nuit, Maria, le personnage exubérant pensé par Samer*, n’a été aperçu(e) sur les parquets luisants d’une boîte de nuit beyrouthine qu’une seule fois cet été. « J’habite encore chez mes parents conservateurs, je ne peux trop m’afficher pour ne pas me retrouver dehors », avoue le jeune ambitieux s’inspirant des tutoriels de maquillage sur internet pour façonner son alter ego féminin « sarcastique, maniérée et complètement déjantée ».
Son smartphone tenu du bout de ses longs doigts manucurés, Samer répond aux messages d’une communauté qu’il s’est créée au travers de groupes de rencontres queer sur Instagram. « Tous délaissés, tous détestés » par une société faisant tout pour les rejeter, ce fan inconditionnel de la nouvelle sensation de la pop Chappell Roan étaye avec nonchalance les problèmes auxquels ses amies drag queens font face quotidiennement au pays du Cèdre en passe d’être déraciné. « Il ne nous restait plus que ces quelques lieux où on pouvait se retrouver pour s’amuser en sécurité. Depuis le début de la guerre, toutes mes folles se cachent ou sont parties se réfugier à l’étranger », lance, exaspéré, celui qui se rêve en une version hyperglamourisée d’un Bassem Feghali au sommet de sa renommée au milieu des années 2000.
Caché derrière un mascara épais, des traits de visage contourés et des minirobes moulantes pailletées, cet éternel insatisfait se perd dans des récits arc-en-ciel fantasmés, censés combler une vie amère où il refuse de se cacher ou, pire, de complexer. Toujours sur son iPhone à la coque fuchsia, ce dernier affiche fièrement ses lip-syncs – des performances en play-back popularisées par la culture LGBTQ+ d’abord underground – sur les tubes d’ABBA et de Gloria Gaynor. « Je sais que c’est très basique pour l’instant, mais je saurai forger ma propre atmosphère le jour où on me laissera performer de nouveau dans ce bordel obnubilé par le sang et la vengeance », scande-t-il après avoir cherché des yeux son petit ami vendeur dans une supérette, venu passer quelques instants avec lui. « Les gens comme nous, on préfère nous voir morts qu’heureux ici. Je sais qu’à chaque battement de mes faux-cils, j’énerve et je dérange. Je ne fais pas ça pour provoquer, je le fais pour être moi. Une superbe créature de la nuit, mon cœur ! »
Noyer l’angoisse
Deux bâtisses grises plus haut, un agent de sécurité à moitié endormi se lève brusquement pour ouvrir la porte d’un immeuble doublement verrouillé. Devant l’entrée, un homme d’une trentaine d’années débarque en col roulé blanc sous 25 degrés. À presque 1 heure du matin, Amin rentre d’une soirée entre collègues, « un comité de retrouvailles » après plus d’un mois et demi de télétravail. Employé dans l’une des plus grandes sociétés d’événementiel aux abords de Baabda, il découvre dans sa boite mail, légèrement imbibé d’alcool, un message lui confirmant l’horaire d’un casting pour une publicité quelconque. Fêtard accompli, cet ancien consultant de banque reconverti en organisateur de soirées à gros billets court les auditions comme les réceptions dans l’espoir de se faire remarquer. « J’ai joué dans deux séries et une pièce de théâtre. Des seconds rôles en plus de quelques doublages pour des films étrangers », note-t-il en sortant son « book » d’un placard plein à craquer.
Dans cet appartement sous-loué où il vit en colocation, les dossiers incomplets et scripts qui n’ont jamais vu le jour s’entassent sur des tables et tabourets empoussiérés, couverts de résidus de tabac froid. Sur X, le porte-parole arabophone de l’armée israélienne lance l’alerte. « Ces monstres vont frapper la banlieue sud apparemment », note calmement Amin une bonne heure plus tard en allumant son ordinateur. « Tu penses qu’ils risquent d’annuler le casting de demain s’ils frappent fort ? » lance-t-il inquiet. Face à lui, Ayla, enfin débarrassée de son tablier, roule des yeux en se préparant à ouvrir un « direct » sur TikTok. À coups de verres d’eau chaude citronnée et de cuillères de miel organique, la chanteuse s’échauffe les cordes vocales devant un miroir à l’heure où la ville endormie vibre au rythme des frappes israéliennes incessantes.
« Beyrouth était autrefois un carrefour pour une jeunesse décomplexée, vivante, ouverte. Elle n’est plus qu’une zone pour zombies terrifiés et fatigués en quête d’ailleurs », gloussent-ils en cœur entre deux rires jaunes face à un petit écran resté éteint. « Car il faut bien se protéger. »
*Les prénoms ont été modifiés
...et le temps passe....
08 h 43, le 09 novembre 2024