Critiques littéraires

La littérature : une passion futile, vraiment ?

D.R.

Les gens sérieux considèrent souvent l’inclination à la littérature comme le signe patent de la frivolité, particulièrement en ces temps de violences exacerbées. Les bombes pleuvent, et on vient parler de littérature ! Voilà l’impudence, alors que la souffrance est à son acmé, et que l’humanisme dont se prévalent en général les tenants des belles lettres atteint son degré zéro ! Et pourtant, la littérature, depuis bien longtemps, tente de nous prévenir des méfaits de la démesure, de la violence et de la guerre. Pour ne rester que dans l’aire méditerranéenne étendue, les épopées de Gilgamesh ou l’Iliade les racontent et nomment les méfaits qu’elles entraînent, bien mieux qu’on ne le fait ici avec ces mots. Peut-être, alors, que les gens ne lisent pas assez, voire pas du tout. Peut-être, aussi, que ce sérieux, inculte à vrai dire, participe à la pourriture du monde.

Dans l’ouvrage récent qui prolonge La Littérature, pour quoi faire ?, l’essai de 2007, au titre traduisant déjà l’inquiétude, l’académicien Antoine Compagnon reprend cette opposition entre sérieux et frivole, si commune finalement. Inscrit dans la tradition ouverte dans les temps modernes par les Essais de Montaigne, le livre interroge cette opposition, par approches successives, depuis différents points de vue qui sont mis à l’épreuve : à la manière de l’écrivain du seizième siècle, Compagnon entraîne ses lecteurs dans un voyage à travers l’histoire des savoirs, et les interrogations récurrentes sur l’efficacité – ou non – de la littérature.

Compagnon part de la désaffection dans les établissements d’enseignement, avérée des études littéraires, entretenue bien souvent par la croyance que les seuls savoirs réputés objectifs facilitent l’insertion professionnelle et sociale des jeunes gens. Elle est conjuguée à la recherche de l’efficacité, par la vitesse. Or, la littérature n’entre pas dans ce cadre : écrire, lire sont des pratiques au long terme, dont l’intensité ne se mesure pas à la célérité. Nous lisons aussi lentement qu’il y a plusieurs siècles. Mais surtout, ce que rappelle Compagnon, est plus troublant : la césure entre les connaissances scientifiques et les humanités n’est pas une réalité intangible, mais une décision sociale historique. Bien souvent celles et ceux qui sont reconnus dans leur profession mettent la double valence en avant. Lui-même, Antoine Compagnon, diplômé de l’École Polytechnique, a décidé d’enseigner la littérature qu’il lit depuis son plus jeune âge. Cette double valence, il lui (re-)donne un nom ancien, médiéval, la lettrure, cette culture littéraire sur laquelle repose la culture dite générale dont il analyse les enjeux, les pratiques, les finalités et les fragilités, ainsi que les conséquences de leur éloignement dans la formation des esprits. C’est aussi par cet argument qu’il permet de mieux comprendre le titre provocateur de l’essai puisqu’il montre que la lecture de textes littéraires rend perspicace : « le flair n’est pas inné, il se cultive, notamment par la lecture, laquelle donne accès à d’autres expériences ».

L’écriture de Compagnon est éclairante. Ses références sont d’abord littéraires, bien sûr, mais il aborde avec un égal plaisir les cultures populaires, comme des savoirs divers, et fondamentaux : l’histoire, celle des sciences, du droit, les politiques de l’enseignement et de la recherche, la critique des exclusions, en particulier des femmes, la sociologie, la philosophie ou le marketing. Il joue de même avec son quotidien, ses déplacements dans le monde, le repassage parfois incomplet de ses chemises, parce qu’il est (encore) captivé par une lecture de La Recherche du temps perdu. Et puis, graduellement, l’anecdotique rencontre la faille, car la littérature donne à entendre ce qu’on croit ignorer, elle fait don des mots qui comblent la sécheresse du constat. Ainsi, la tonalité intime peut exprimer le déchirement, lorsque le texte évoque la maladie de sa compagne – et le médecin quasi aphasique qui en fait l’annonce. La littérature atteint le seuil du possible, déjà évoqué en 1979 dans un récit énigmatique, Le Deuil antérieur, et ici dans la raison pour laquelle il n’a jamais rien écrit sur Stendhal  ; le lecteur en accueille l’émotion intense et retenue. On se souvient ici que son ami Roland Barthes avait titré son dernier texte, consacré à l’Italie de Stendhal : « On échoue toujours à parler de ce qu’on aime ». Ce qui importe est d’en prendre conscience et de surmonter cette affirmation en apparence définitive, mais que les textes, celui de Compagnon, comme celui de Barthes, dépassent.

La Littérature ça paye ! d’Antoine Compagnon, Éditions des Équateurs, 2024, 187 p.

Les gens sérieux considèrent souvent l’inclination à la littérature comme le signe patent de la frivolité, particulièrement en ces temps de violences exacerbées. Les bombes pleuvent, et on vient parler de littérature ! Voilà l’impudence, alors que la souffrance est à son acmé, et que l’humanisme dont se prévalent en général les tenants des belles lettres atteint son degré...
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