Intrigué par le vieux cliché d’une imposante demeure trônant sur la pointe Medawar, puis par une aquarelle de l’orientaliste Luit Lloyd représentant la même maison, Gaby Daher mettra presque une décennie à découvrir qu’il s’agit de l’actuel siège du parti Katëb, à Saïfi. « Et ce grâce à une aquarelle représentant Mme Medawar dans son salon octogonal, exécutée en 1836 par François d’Orléans, prince de Joinville. Or cette forme octogonale d’un salon n’existe qu’au siège des Kataëb », raconte Gaby Daher.
Édifiée sur une falaise plongeant dans l’eau, la demeure à deux étages existait donc en 1836. Elle est l’une des plus anciennes maisons construites extra-muros encore préservées. « Sa façade ouest s’ouvrait sur la future place des Martyrs par une galerie et fenêtres géminées, et par trois baies vitrées au rez-de-chaussée. Mais nous n’arrivons pas à préciser à quelle date la maison Medawar a été acquise par Assaad bey Malhamé. Nous savons toutefois qu’elle a été successivement le siège de la mission diplomatique d’Angleterre, de l’Hôtel d’Angleterre, la locanda Misr al-Koubra et la base de la marine française », indique le collectionneur Daher. Que, plus tard, le grand-père de Gilbert Yared (marié à une descendante de la famille Malhamé) a hérité de la maison et qu’il l’a habitée avec son beau-père Joseph Boustany, jusqu’en 1980, avant de la céder au parti Kataëb. Contacté par L’Orient-Le Jour, Gilbert Yared a refusé de donner plus d’explications : « Je préfère ne pas aborder ce sujet qui reste délicat et douloureux pour moi. »
Au sommet du pouvoir ottoman
Les photographies et les aquarelles représentant l’ancienne demeure Malhamé ont été l’occasion de revenir sur l’histoire de cette famille. Dans une étude portant sur les élites levantines et les réseaux transimpériaux à la veille de la révolution des Jeunes-Turcs en 1908, Jens Hanssen, professeur d’histoire du Moyen-Orient et de la Méditerranée à l’Université de Toronto, au Canada, aborde le récit des frères aînés, Salim et Nagib Malhamé, leur ascension et leur chute à la cour du sultan Abdülhamid II (1842-1918).
Leur père Béchara (1824-1867), un maronite originaire de Aqoura, dans le nord du Liban, était avocat. Leur mère, Warda al-Jarwa (1835-1915), est née à Alexandrie, où son père avait reçu le titre de marquis du Vatican. Le couple a eu six enfants : Salim, Nagib, Habib, Philippe, Alexandre et Choucri. Leur nom « apparaît dans de nombreuses archives ottomanes et européennes », signale Jens Hanssen.
L’aîné, Salim, a fréquenté le collège de Aïntoura, puis le prestigieux lycée franco-ottoman de Galatasaray, à Istanbul, en 1867. « Il possédait tous les atouts physiques pour une carrière impressionnante au service de l’Empire ottoman », relève l’historien français Olivier Bouquet, spécialiste de l’Empire ottoman et auteur de Les pachas du sultan : essai sur les agents supérieurs de l’État ottoman (1839-1909), paru aux éditions Peeters Leuven en 2007. Entré dans la fonction publique ottomane en 1871 comme commis subalterne aux archives du Conseil d’État, Salim Malhamé (1851-1937) gravit les échelons de la bureaucratie et devient directeur général de l’Administration de la dette publique ottomane (PDA) et représentant ottoman au comité des ambassadeurs qui décidait des gouverneurs du Mont-Liban. En 1881, il épouse Aimée Crespin, la fille d’Alexandre Crespin, du groupe Glavany-Crespin-Lorando qui, avec d’autres magnats de l’immobilier et dynasties bancaires du Levant, a investi dans le développement d’infrastructures à grande échelle à Istanbul. En 1893, Salim Pacha est promu ministre des Forêts, des Mines et de l’Agriculture. Il est chargé de négocier les concessions de la production de bois en Albanie, l’exploitation des mines de charbon sur la côte de la mer Noire et les plantations commerciales de bananes à Alanya. Ses cinq filles se sont mariées avec des membres de l’aristocratie italienne et allemande. Il a d’ailleurs fait partie du comité d’organisation du séjour de l’empereur Guillaume II au palais de Yıldız et de son voyage ultérieur au Mont-Liban et en Palestine.
Nagib Pacha et le patriarche Élias Hoyek
Son frère Nagib Malhamé (1856-1927), qui a reçu le titre de vizir, « apparaît dans les archives ottomanes comme un médiateur très efficace dans la diplomatie hamidienne et la sécurité intérieure », écrit Hanssen. Il a été successivement attaché à l’ambassade ottomane à Paris avec pour mission de contrecarrer l’insurrection des Jeunes-Turcs exilés en France et en Suisse, puis commissaire impérial de Bulgarie en 1898, avant d’être muté aide de camp attaché à la personne du sultan et responsable de sa sécurité. Les tentatives de Abdülhamid II de le nommer ambassadeur à Paris puis à Londres échouent auprès du Quai d’Orsay et de Whitehall, en raison des politiques antifrançaise et antibritannique de Nagib.
Hanssen relève également que lorsque le patriarche maronite Mgr Youssef Hoyek visite Istanbul à la fin de 1905 (après Rome et Paris), les deux frères Malhamé lui organisent une audience avec le sultan digne d’un homme d’État. Deux décennies plus tard, le patriarche Élias Hoyek fera campagne pour la nomination de Nagib Malhamé comme premier président de la République libanaise en 1926, un an avant sa mort, selon le professeur.
Quant aux jeunes frères, ils firent également carrière au sein de l’administration ottomane. Habib était officier supérieur au ministère de la Police en 1907. Philippe Malhamé passera du statut d’inspecteur impérial des travaux publics à celui de conseiller d’État aux finances. Alexandre et Choucri ont été longtemps directeurs de la Régie des tabacs à Salonique et Yanina en Grèce, ainsi qu’à Jérusalem.
Mais voilà qu’au plus fort de leur pouvoir, le ciel leur tombe sur la tête, et on leur accole le nom de « Malhamé-Malfamé ».
La chute des Malhamé
Au petit matin du 31 juillet 1908, Nagib Pacha Malhamé est réveillé brutalement par des fonctionnaires Jeunes-Turcs qui l’accusent de népotisme et l’assignent à résidence dans sa luxueuse demeure d’Istanbul. Dans la rue, les manifestants francophones scandent sur l’air de Cadet Rousselle : « Ceux qu’on ne doit pas oublier, et que sans pitié il faut châtier, ce sont les Malhamé, qui au pays infligèrent des blessures profondes ; crions à bas les Malhamé, car ils sont tous des malfamés. Quant à Salim, on le rattrapera sûrement… » Salim Pacha Malhamé, prévenu des plans du gouvernement, s’était en effet enfui de la ville.
Dans la presse révolutionnaire, les anciens favoris de Abdülhamid II sont caricaturés sous les traits d’hydres, de serpents, de vampires et de scorpions. Le journal grec Papagalos publie le 4 août de la même année une caricature intitulée « Les parasites de la nation » les montrant parmi huit pachas miniatures rongeant le drapeau ottoman.
Mais pourquoi s’en prendre aux frères Malhamé alors que d’autres politiciens ottomans plus haut placés échappent à la justice des Jeunes-Turcs ? « La réponse superficielle, dit Jens Hanssen, est que les Jeunes-Turcs ne se sont pas rebellés contre l’autorité du sultan mais plutôt contre son “entourage arabe” », avant d’ajouter une autre explication apportée sur le sujet par Ussama Makdisi, professeur d’histoire et chancelier à l’université de Berkley en Californie : « Les Malhamé étaient pris dans le paradoxe de la culture impérialiste ottomane tardive : d’un côté, ils ont intériorisé et imité les notions occidentales de civilisation et de progrès. D’un autre, ils s’étaient engagés à contenir le colonialisme européen, à maintenir la souveraineté ottomane et à affirmer la maîtrise impériale sur les provinces et régions éloignées de l’empire. »
Le patrimoine Malhamé à Beyrouth
Ayant fui Istanbul, les frères Malhamé s’installent à Beyrouth et réalisent des investissements importants. Salim Pacha achète des actions dans la ligne de chemin de fer Beyrouth-Damas et dans la société portuaire de Beyrouth. Il siégera au conseil d’administration des deux sociétés jusqu’en 1909. Nagib Malhamé, gendre de Salim Raad qui avait obtenu du ministre des Travaux publics la concession pour développer un service de tramways pour Beyrouth, fonda la Société anonyme ottomane des tramways et de l’électricité de Beyrouth, qui fut rachetée par la Compagnie du gaz de Beyrouth pour la coquette somme d’un million de francs français.
« Salim Pacha et Nagib avaient une très grosse fortune. Ils étaient de grands propriétaires terriens de Beyrouth jusqu’à Kaslik, et la maison du parti Kataëb, à Saïfi, faisait partie de leur patrimoine foncier », affirme la descendante de cette famille, Nicole Malhamé Harfouche, directrice de l’école des arts visuels de l’Académie libanaise des beaux-arts (Alba), artiste peintre et, par le passé, journaliste et critique d’art à La Revue du Liban. Elle rapporte que « l’héritier de tous ces biens était Assaad bey Malhamé. N’ayant pas d’enfants, il a légué toutes ces propriétés au wakf maronite, qui tous les ans célèbre une messe en sa mémoire à la cathédrale Saint-Georges. Celle-ci a été d’ailleurs bâtie sur le terrain de la famille ». Elle ajoute que lors de sa donation, « Assaad bey avait précisé que la wakfiyé devait régler les scolarités et les études universitaires, à Beyrouth ou à l’étranger, de chacun des enfants Malhamé ».
Assaad bey était l’oncle de Joseph Malhamé, le père de Nicole, « mais aussi l’oncle maternel de Michel Eddé, de Samira Khalil Abou Hamad et de Maud Farjallah. À un moment, nous avons voulu intenter un procès pour libérer la wakfiyé. Mais Michel Eddé s’y est opposé », confie Nicole Harfouche. Elle affirme d’autre part que son père Joseph, qui était « le représentant de grandes marques cosmétiques, avait l’arbre généalogique de la famille et autres documents importants dans le coffre de ses bureaux à la rue Foch. Mais durant la guerre civile, les miliciens ont tout saccagé, volé ou brûlé. À la suite de cela, il est resté sept ans tétraplégique avant de décéder. L’archevêché détient peut-être une copie de l’arbre généalogique de notre famille ».
Avoir sa place au soleil ! Quelle histoire des Malhamé à laquelle notre incarcéré de Gouverneur de banque centrale pourrait méditer en silence. Graver les échelons, d’un "simple commis aux archives", aux hautes sphères du pouvoir turc. Il y a une similitude de destin entre les Malhamé et ce chevalier d’industrie fuyant le japon dans une malle, ou celle d’un gouverneur interrogé sur un "compte de consultation". Des "Malhamé malfamé", à "Salamé-Haramé" on pourrait faire des rapprochements. Moralité : "Qui veut voler trop près du soleil se brûle les ailes".
18 h 34, le 09 septembre 2024