Il est possible d’écrire l’histoire du Liban grâce à de nombreux facteurs politiques, intellectuels, culturels, administratifs et idéologiques.
Il est indéniable que les événements survenus depuis le début du XIXe siècle ont exercé une certaine influence, notamment l’expédition de Bonaparte qui a permis d’ajouter une nouvelle dimension internationale – du siège imposé par Bonaparte à Acre à la campagne d’Égypte au Levant et au Liban, sans compter le rôle de Beyrouth comme port méditerranéen, faisant de la ville un phare de la modernité.
La campagne d’Égypte a permis de moderniser l’administration d’une part, et d’attiser les passions communautaires de l’autre. C’est ainsi qu’éclate le conflit opposant les maronites aux druzes en 1840 et en 1860. Ce dernier a entraîné l’intervention des pays européens et la mise en place du moutassarifat du Mont-Liban qui suppose une représentation proportionnelle des communautés au sein du conseil d’administration.
Les notions de liberté et d’égalité émergent donc, accompagnant ces évolutions. Leurs répercussions sont notables pendant la période dite des Tanzimat (réorganisation) entre 1831 et 1856. On assiste alors à des changements au niveau de l’Empire ottoman. En effet, les réformistes au sein de l’administration joueront un rôle plus déterminant dans l’élaboration des politiques publiques.
Ces administrateurs réformistes accordent une certaine importance aux États arabes du Levant et, après la mise en place du moutassarifat du Mont-Liban en 1860, l’État syrien est créé. Il comprend toute la région s’étendant des frontières du vilayet d’Alep au golfe d’Aqaba, y compris Tripoli, Saïda et Acre. L’objectif était d’éviter le déploiement du modèle du moutassarifat du Mont-Liban. Les Ottomans sont favorables à la création de l’État de Syrie et contribuent indirectement à l’idée d’arabité du pays. En réalité, les chrétiens instruits sont les premiers à revitaliser la langue et la littérature arabes. Il convient ici de mentionner Boutros al-Boustani qui a fondé des journaux et des écoles. Il fait partie des précurseurs du nationalisme arabe.
L’évolution ultérieure sur le plan administratif est la création du vilayet de Beyrouth en 1888. Il restera en place pendant trente ans, jusqu’au retrait des Ottomans et la fin de la Seconde guerre mondiale. L’administration ottomane accorda une grande importance audit vilayet, sur les plans de l’urbanisme, de l’économie et de l’éducation.
Au cours de cette période, deux élites socioculturelles émergent. Chacune aura sa propre vision de l’histoire du Liban. Des écoles missionnaires et communautaires affluent à Beyrouth depuis la campagne d’Égypte et des journaux y voient le jour. Les principaux établissements éducatifs, l’Université américaine et l’Université Saint-Joseph, sont créés en 1864 et 1875 respectivement.
L’élite du moutassarifat du Mont-Liban, à majorité chrétienne, était favorable à l’arabité. L’Université Saint-Joseph a joué un rôle primordial dans la revitalisation de la langue arabe au moyen de la revue Al-Machriq, fondée en 1898 par Louis Cheikho. L’Université américaine a, quant à elle, aidé à la traduction des ouvrages scientifiques en arabe.
L’élite musulmane du vilayet de Beyrouth était moins enthousiaste à l’idée de l’arabité. Elle a plutôt été influencée par le mouvement réformiste ottoman. La création de l’école Al-Makassed en 1878 témoigne de ce courant.
Le coup d’État de 1908 marque une évolution politique importante et ravive la flamme de l’espoir au point où Suleyman al-Boustani le compare à la Révolution française. Il écrit que l’Empire ottoman surmonterait toutes les crises en un quart de siècle et appelle à l’adoption de l’ottoman comme langue officielle.
Ces espoirs s’évanouissent cependant très rapidement. Le conseil d’administration du moutasarrifat refuse de participer aux élections du Parlement ottoman (1909), alors que l’élite musulmane tend de plus en plus vers l’arabité. Les bouleversements politiques entraînent alors des changements au niveau des allégeances, mis en évidence lors du Congrès général arabe qui se tient à Paris en 1913. Les chrétiens y sont moins nombreux et la participation au gouvernement arabe de Damas en 1918 est source de discorde. Le nationalisme arabe connaît un certain essor auprès des musulmans du vilayet de Beyrouth.
L’État du Grand Liban rassemble deux élites entre lesquelles l’écart se creuse, même si toutes deux sont influencées par les idées libérales, les principes d’égalité et de liberté, ainsi que le régime parlementaire. Cependant, elles expriment des tendances différentes quant à l’histoire du Liban. L’Université américaine et l’Université Saint-Joseph contribuent alors à la création de deux environnements culturels différents. La première comprend des professeurs et des étudiants libanais et arabes qui ont développé l’idée du nationalisme arabe. Constantin Zureik, Nicolas Ziadé et Zein Noureddine Zein figurent parmi les professeurs, tandis que Georges Habache, Wadih Haddad et Hani al-Hindi sont des étudiants qui fondent le Mouvement nationaliste arabe. L’Université Saint-Joseph, quant à elle, contribue à l’émergence de l’élite chrétienne libanaise qui soutient le pouvoir politique et économique en place jusqu’au début des années 70.
L’influence de l’Université Saint-Joseph définit les tendances de l’élite chrétienne issue de la faculté de droit de laquelle sont diplômés tous les présidents de la République libanaise de 1920 à 1970. L’élite s’exprime alors en français et maîtrise également la langue arabe.
Les découvertes archéologiques faites par des missions françaises contribuent à l’écriture de l’histoire du Liban. Le « phénicisme » dans les milieux chrétiens se heurte à une certaine apathie du côté musulman. En effet, les habitants des villes qui étaient des métropoles phéniciennes ne croyaient pas en leurs origines phéniciennes. Outre ces découvertes archéologiques, l’écriture de l’histoire du Liban, à cette époque, repose sur les sources disponibles, comme le livre d’Al-Khalidi al-Safadi sur Fakhreddine ou des ouvrages portant sur le règne des Chéhab, en plus de l’histoire du patriarche Douaihy et des dignitaires du Mont-Liban, ce qui limite l’histoire du Liban aux frontières du moutassarifat. Notons que Fouad Ephrem Boustany a mis en avant ces œuvres historiques et a écrit à leur sujet, sachant qu’il maîtrisait bien la langue arabe et sa littérature. Les chefs-d’œuvre qu’il a publiés sous forme de fascicules en témoignent.
Boustany avait collaboré avec l’historien Assad Rustom à l’élaboration du manuel d’histoire qui comprend des compromis et se concentre sur le caractère phénicien du Liban. Cependant, Rustom accorde également une grande importance aux documents égyptiens ayant trait à la campagne d’Ibrahim Pacha. Il prête par ailleurs une attention particulière à l’histoire des orthodoxes et de l’Église d’Antioche. L’un des membres de cette génération est Mohammad Jamil Bayram qui a écrit sur l’arabité du Liban, l’ère des vétérans au Liban et en Syrie, le nationalisme arabe et le populisme moderne.
Cependant, l’écriture de l’histoire a également été influencée par les prises de position de l’élite chrétienne qui contrôlait pratiquement la totalité des secteurs économique et administratif au Liban. Diplômé de l’Université Saint-Joseph, Michel Chiha a joué un rôle de premier plan dans l’élaboration de la Constitution libanaise en 1926. Il a par ailleurs occupé le siège des minorités au Parlement libanais et fut également banquier.
Selon lui, le Liban sert de lien entre l’Orient et l’Occident. Son économie est libérale et son régime est libre. Sa diversité confessionnelle – musulmans et chrétiens –, ainsi que son emplacement et son rôle stratégiques, lui permettent d’établir des liens avec les pays arabes. Par ailleurs, Chiha met en garde contre le danger du sionisme.
Cependant, le Liban de l’époque ne témoignait pas des ambitions de courants idéologiques qui émergeraient avec la naissance du Grand Liban et se développeraient dans les années 30 et 40, à l’image du Parti communiste, du Parti social-nationaliste syrien et de la Ligue d’action nationaliste dont hériterait le parti Baas. Ces partis idéologiques sont fortement influencés par les transformations intellectuelles et politiques – communisme et nationalisme –, découlant des changements idéologiques de l’Europe de l’entre-deux-guerres. Ils sont également le reflet de groupes sociaux issus des classes moyennes et inférieures urbaines et rurales.
Ironiquement, ces partis idéologiques, dont la création avait été largement facilitée par les grecs-orthodoxes, étaient moins favorables à l’isolement géographique du Liban. Le Parti social-nationaliste syrien, par exemple, considère que le Liban fait partie de la Grande Syrie. Les organisations nationalistes arabes considéraient également que la Syrie et le Liban faisaient partie d’une même nation arabe. Le Parti communiste demeure, quant à lui, un parti syro-libanais uni, jusqu’au début des années 60.
Malgré la popularité que connaissent ces partis et l’adoption de leurs principes par une grande partie des Libanais, toutes communautés confondues, le récit officiel de l’histoire libanaise perdure. Ses piliers reposent sur le caractère phénicien du Liban qui connaît un essor sur plusieurs décennies pendant la période en question et le règne des Chéhab, jusqu’aux martyrs du 6 mai, la famine et le départ des Ottomans.
En réalité, la guerre du Liban en tant qu’événement historique a atténué l’importance du conflit portant sur l’identité du Liban, réduisant par ailleurs les appels phéniciens, arabes ou syriens. L’invitation à élaborer un manuel d’histoire unifié tombe à l’eau puisque le conflit ne porte plus sur l’identité du Liban, mais sur la part de chaque communauté dans l’histoire.
Khaled Ziadé
Traduit de l’arabe par Work with words
Merci pour cet article, d'où nous venons, ce qu'il se passe maintenant, où nous décidons d'aller... Difficile de faire le dernier pas sans passer par le premier.
15 h 34, le 12 août 2024