
Je est un autre de Jon Fosse, Christian Bourgois éditeur, 2024, 380 p.
À la fois dramaturge, romancier, nouvelliste, essayiste, poète et auteur de livres pour la jeunesse, c’est un écrivain qui s’empare de tous les genres que l’Académie suédoise a récompensé en lui attribuant le Prix Nobel en 2023. S’il s’est fait connaître d’abord par son œuvre dramatique – ses pièces ont été jouées dans plus de quarante-cinq langues –, Jon Fosse s’est engagé depuis dans La Septologie, vaste roman en sept parties, divisé en trois volumes et considéré comme son magnum opus, son œuvre maîtresse. Je est un autre en est le deuxième volet qui fait suite à L’Autre Nom, et il y explore les thèmes du double, de l’art, de l’amour et du passage du temps.
Asle est un peintre veuf et vieillissant qui mène une vie recluse sur la côte sud-ouest de la Norvège. Ses seuls contacts avec le reste du monde sont un voisin, Asleik, pêcheur traditionnel, et Beyer son galeriste. À l’approche de Noël, Asle se rend en ville pour préparer sa prochaine exposition. L’avant-veille, il a retrouvé son homonyme qui a échappé de peu à la mort. Alors que la neige ne cesse de tomber, Asle prend le volant et se souvient…
Jon Fosse invite ainsi le lecteur à une expérience de lecture insensée. Son texte sans point est constitué d’une seule phrase. Son écriture minimaliste est épurée à l’extrême. Les temporalités s’y mélangent sans cesse, passé et présent se tressent et se confondent. Aux gestes du quotidien se superposent des interrogations existentielles. Les personnages portent des prénoms proches : Asleik pour l’unique ami, l’épouse du personnage principal aujourd’hui décédée se nommait Ales, son ami de jeunesse porte le même nom que lui. Dédoublements incessants, flux de conscience, mouvements de la mémoire, ressassements mélancoliques, on entre dans son texte comme dans une expérience métaphysique. Fosse affirme d’ailleurs ne pas construire de personnages au sens traditionnel du terme, mais donner à entendre des voix. « J’écris de l’humain », dit-il. Ou encore : « Écrire c’est écouter », aphorisme qui est à entendre comme une invitation à se mettre à l’écoute d’Asle, mais aussi de nous-mêmes.
Qui donc est Asle ? Qu’a-t-il vécu, qu’a-t-il fait exactement ? Pourquoi veut-il arrêter de peindre ? Pourquoi croit-il en avoir fini avec la peinture ? Ces questions et bien d’autres parcourent ce roman qui ne ressemble à rien de connu. Il s’articule autour du moment où les deux Asle – qui, non contents de se ressembler physiquement, s’habillent semblablement et partagent les mêmes aspirations et les mêmes questionnements existentiels – se rencontrent pour la première fois, alors qu’ils rejoignent tous deux l’École des Beaux-Arts. Les deux Asle sont ainsi des sosies, ou encore les deux versions possibles d’une même personne, les deux chemins que peut prendre une vie. Paul Auster a lui aussi exploré les variations biographiques d’une même vie et le rôle du hasard dans les bifurcations qui les font diverger, et ce dans son magistral roman 4 3 2 1. Mais il produisit pour ce faire quatre versions successives d’une même destinée, quatre trajectoires pour un seul personnage, et qui se lisent l’une après l’autre. Fosse mêle ces variations, les articule, les superpose, et de là naît le trouble, l’angoisse diffuse et le questionnement. Les trois parties du roman commencent toutes par la même phrase, puis chacune emprunte un autre développement. « Et je me vois debout face à l’image avec ses deux traits qui se croisent plus ou moins dans le milieu, c’est le matin, nous sommes jeudi, j’ai fait du feu dans le poêle, la Grande Pièce commence à se réchauffer, je suis allé hier à Bjorgvin livrer les tableaux à Beyer, je pense, et je me sens fatigué, et je suis debout près du chevalet, je regarde les deux traits qui se croisent plus ou moins dans le milieu, un marron et un violet, et je pense que je n’aime pas cette image, car je ne supporte pas les images qui peignent des sentiments de front, même si je suis le seul à le savoir… » Ce recommencement laisse penser que Asle peint inlassablement le même tableau, encore et encore.
Le doute s’insinue dans l’âme du personnage et dans la nôtre aussi. Nous voilà embarqués dans un « thriller de l’âme », selon la belle formule de l’éditeur. Et cette lecture nous engage plus loin que nous ne l’aurions imaginé.