
Le photoreporter allemand Thomas Hoepker décédé à l’âge de 88 ans le 10 juillet 2024. Photo Thomas Hoepker
De son Allemagne natale (il est né à Munich en 1936) à son Amérique adoptive, c’est avec authenticité que le Bavarois Thomas Hoepker, décédé le 10 juillet, a consacré son existence à documenter les crises d’un XXe siècle plongé dans de multiples bouleversements sociopolitiques. Cérémonies mayas au Guatemala, épidémie de variole au Bihar, famine en Éthiopie ou simple vie quotidienne de l’Italie des années 1950, il laisse un riche témoignage visuel du siècle dernier.
Immortaliser un contraste historique
Comment évoquer Thomas Hoepker sans mentionner cette photo universellement célèbre ? 11 septembre 2001, Williamsburg, cinq jeunes se prélassent sur les bords de l’East River alors que la fumée consume le World Trade Center derrière eux. Coudes sur les genoux, sourires aux lèvres, lunettes de soleil et semi-posture de bronzage, tous les critères sont réunis pour créer le contraste le plus saisissant de l’histoire de la photographie. Outre la différence de tons entre le premier et le second plan de l’image, c’est l’attitude décontractée de ces jeunes face à l’effroyable attentat des tours jumelles qui engendrera la fascination du public pour ce cliché.
Un groupe d’Américains discutent au bord de l’East River tandis qu’un panache de fumée et de cendres s’élève dans le ciel de New York, le 11 septembre 2001. Photo Thomas Hoepker
Thomas Hoepker avait initialement choisi de ne pas diffuser l’image, désirant respecter la solennité de l’atmosphère qui régnait après les attentats. Néanmoins, 5 ans après, il accepte son utilisation dans un livre dédié aux attentats du 11-Septembre. Lors de sa publication, la photographie a suscité une controverse immédiate aux yeux du public, l’apparente indifférence de ces jeunes a été largement perçue comme un symbole d’indifférence.
Walter Sipser s’est rapidement manifesté en écrivant au magazine Slate pour dire qu’il était l’une des personnes présentes sur la photo. Il a démenti l’insensibilité dont lui et ses amis avaient été taxés : « Nous étions dans un état de choc et d’incrédulité profond (…). Si Hoepker avait marché 50 pieds pour se présenter, il aurait découvert un groupe de New-Yorkais au milieu d’une discussion animée sur ce qui venait de se passer. » Cette image, qui a marqué l’histoire de manière indélébile, incarne également l’objectif de Thomas Hoepker, qui semblait être celui de photographier la réalité avec une honnêteté sans compromis. « Je pense que l’image a touché beaucoup de gens précisément parce qu’elle reste floue et ambiguë dans toute sa netteté ensoleillée », écrit Hoepker dans Slate en 2006.
Disparités et injustices sociales
Le photographe d’origine allemande fait ses débuts dans la photographie avec un 9 x 12 à plaque de verre offert par son grand-père lors de son quatorzième anniversaire. Après des études inachevées d’histoire de l’art et d’architecture à Göttingen, il quitte l’université pour travailler au Münchner Illustrierte où il est engagé comme photographe. En 1963, il réalise son premier reportage photo pour le magazine ouest-allemand Kristall. Accompagné de l’écrivain Rolf Winter, Hoepker, alors âgé de 27 ans, part pour une expédition de trois mois durant laquelle il parcourt les États-Unis d’est en ouest. De ce voyage, il ramène des milliers de clichés : ces images révèlent alors un nouveau monde contrasté, aux couleurs criardes, où règnent disparités et injustices sociales. L’œil d’Hoepker, oscillant entre cynisme et compassion, dévoile un portrait bien éloigné de l’American Dream et des illusions répandues dans l’Allemagne d’après-guerre.
Avant de devenir membre permanent de Magnum en 1989 – agence de presse qu’il présidera de 2003 à 2006 –, il rejoint en 1964 l’équipe de la revue Stern, pour laquelle il réalise une série de photographies du champion olympique de boxe et icône de la pop culture Mohammad Ali. Par la suite, il devient directeur photographie de l’édition américaine du magazine GEO. À la fin des années 1970, il s’installe à New York où il travaille comme correspondant pour Stern.
Hoepker se distingue aussi comme l’un des premiers journalistes de l’Allemagne de l’Ouest à obtenir une accréditation pour franchir le rideau de fer. Avec sa deuxième épouse, Eva Windmöller, journaliste à Stern, ils s’installent dans cette partie de la ville afin d’en documenter le quotidien. Ses clichés de Berlin-Est, empreints d’une approche quasi anthropologique, saisissent avec une finesse remarquable cette période trouble de l’histoire. Le travail de Hoepker en RDA se révèle être une contribution majeure à la mémoire collective, ses photographies constituant des archives précieuses de cet État qui n’a vécu qu’une cinquantaine d’années.
Allemagne de l’Est, RDA, 1963. Enfant jouant sur un sentier longeant le mur de Berlin, près de la Bernauer Strasse. « Chemin du secteur soviétique ». Photo Thomas Hoepker
Ce peuple américain qui le fascine
Diagnostiqué de la maladie d’Alzheimer en 2017, le photojournaliste reste malgré tout animé par la volonté de comprendre et représenter ce peuple américain qui le fascine. En 2020, il entreprend donc un nouveau tour du pays avec sa troisième épouse, Christine Kunchen. De ce voyage naît un documentaire au titre métaphoriquement touchant : Dear Memories. Il y explore sa vie et son œuvre à travers ses souvenirs de sa terre adoptive. En 2022, il publie The Way It Was, autre projet tiré de sa dernière excursion, où il juxtapose des photos en couleurs en réponse aux clichés noir et blanc de son premier road trip, presque 60 ans plus tôt.
« Je ne suis pas un artiste, je suis un créateur d’images », déclarait le photographe durant sa carrière. Cependant, son esthétique unique et sa capacité à créer une intimité avec ses sujets témoignent d’une sensibilité extraordinaire. « Le travail de Thomas Hoepker continuera d’inspirer et d’éduquer, nous rappelant le pouvoir de la photographie pour façonner notre compréhension du monde », écrit Cristina de Middel, présidente de Magnum, à l’annonce de sa mort.