
Le chanteur de Cairokee Amir Eid (à gauche) et le guitariste Sherif Hawary (à droite), au festival de Byblos, le 19 juillet 2024. Press photo agency
Tiit, tiit ! Des petites voitures de golf électrique sillonnent la vieille ville de Jbeil, transportant des touristes venus faire un tour de bateau et admirer les ruines phéniciennes. Mais en ce vendredi 19 juillet, les visiteurs de la ville plurimillénaire qui affluent sous les arches du souk à la tombée du jour ne sont pas là pour profiter de la conservation de son patrimoine. Alia* descend avec un groupe d’amis la ruelle exiguë ornée du restaurant Chez Pepe qui débouche sur le port, où la scène du festival de Byblos surgit, majestueuse, au bord de l’eau. Veste aux couleurs du keffieh palestinien, cette Yéménite étudiant au Liban se sent privilégiée d’être ici : « Je suis tellement contente de pouvoir enfin voir Cairokee. Je les suis depuis leurs débuts sous la révolution égyptienne et je les adore, car leurs chants sont porteurs de messages. Ils disent tout haut ce que l’on pense tout bas mais ne pouvons pas forcément dire », assure-t-elle, émue.
« Ils savent trouver les mots justes »
En faisant venir le groupe icone de la révolution égyptienne et nouveau porte-étendard de la cause palestinienne avec son morceau Telk Qadeya (Ceci est une cause), le comité du festival de Byblos tient la promesse annoncée le 28 mai par son président Raphaël Sfeir à L’OLJ de participer à « une forme de résistance culturelle ». C’est en tout cas l’avis d’Alia, pour qui le Liban demeure « le pays le plus ouvert de la région en termes de liberté d’expression ». Selon elle, « la Palestine résiste à sa manière et le Liban le fait par son offre culturelle ». Là où d’autres festivals, comme celui de Beiteddine, ont préféré ne pas tenir d’édition « en cette année de guerre génocidaire en Palestine » et de conflit larvé au sud du Liban, le festival de Byblos a voulu offrir un répit festif à « un peuple attaché à la culture de la vie », selon les mots du ministre sortant du Tourisme Walid Nassar lors de la présentation du programme.
« Nous combattons pour la vie », rebondit Ali, paraphrasant l’ancien secrétaire général du parti communiste libanais Georges Haoui, quand on lui demande s’il trouve bizarre d’aller à un festival dans un pays en guerre. « C’est ça le Liban », abonde Reem à ses côtés. « La résistance par les armes et celle par la culture sont les deux facettes d’un même combat », poursuit l’étudiant en journalisme venu de Saïda écouter ses idoles. « Je les suis depuis leur début. Ils disent ce qu’on pense tous mais, surtout ils savent trouver les mots justes », livre Ali. « En plus, ils sont avec la cause et nous aussi », ajoute-t-il en montrant le drapeau palestinien recouvrant les épaules de son amie. « Les sujets dont ils parlent, la révolution, l’Intifada, tout ça réunit notre génération », dit Christine, 29 ans, qui travaille dans le monde du théâtre, avant que les portes du festival ne s’ouvrent.
Un lion, logo du groupe Cairokee, apparaît sur l’écran noir et le public se met à rugir au diapason des premiers riffs de guitare de Sherif Hawary. « C'est la première fois que l'on joue au Liban, nous sommes très heureux », dit le chanteur Amir Eid, provoquant une effusion de joie. Dès qu'il entame une mélodie, tout le public se lève et chante au diapason, conquis. Ses paroles pleines de jeux de mots et de double sens sont sur toutes les lèvres des fans, pour la plupart dans la vingtaine. Et elles sont dénonciatrices et désabusées. « Je me sens anxieux et incertain », démarre le morceau Dinosaur. Treize ans après avoir chanté Sout el Horeya (Voix de la liberté ) et Ya el Midan (ô toi, la place) en hommage à la révolution de la place Tahrir ayant fait tomber le président Hosni Moubarak, Amir chante sur ces gens « dans la rue qui ressemblent à des zombies » et cette période du monde arabe où tandis que « le monde avance, nous vivons à l’âge de pierre ».
Un public jeune et conquis assiste au concert de Cairokee au festival de Byblos, le 19 juillet 2024. Press photo agency
Lutte pour des lendemains possibles
En Egypte, la chute du dictateur Moubarak a laissé la chaise libre au dictateur Sissi. Et dans la région, au printemps arabe et ses cris d’espoir a succédé un hiver autoritaire où les voix discordantes sont étouffées les unes après les autres. « Les jours passés, temps heureux et bénis, je n’existe pas dans le lendemain, je ne suis moi-même que dans les souvenirs », poursuit Amir dans Basrah w atoh (« Mon esprit divague et je me perds »).
Outre les paroles captant l’amertume d’une jeunesse arabe en plein retour de bâton contre-révolutionnaire, le travail visuel plonge davantage le public dans un univers dystopique et halluciné. Défilent pêle-mêle les images de spectateurs d’un concert aux visages de hyènes finissant dévorés par un chat robotique géant, une colombe tentant de sortir de sa cage avant de se faire écraser par une tête de mort ou des caricatures de présidents américains aux allures de marionnettes vociférant des discours impérialistes.
"Kifah", lutte, inscrit sur l'écran durant le concert de Cairokee le 19 juillet 2024 au festival de Byblos. Photo Emmanuel Haddad
Soudain, la Statue de la liberté apparaît sur un écran rouge couleur sang. Tel un Janus, le visage du diable complète sa double face. Amir branche sa guitare acoustique, le public fait silence et les premières paroles de Telk Qadiya retentissent sur le port de Byblos. « Il sauve des tortues de mer, il tue des animaux humains. C’est une cause, et c’en est une autre ». La voix suave d’Amir dénonce le « double standard » occidental face aux atrocités en cours à Gaza et, soudain, des keffiehs sont brandis dans le public, où tout le monde fait le signe de la paix avec la main. A la fin du morceau, l’émotion est palpable. « C’est une cause, et c’est une lutte », termine Amir, le mot « kifah », lutte, remplissant l’écran et annonçant des lendemains dans lesquels la jeunesse arabe parviendra peut-être à exister.
*Prénom modifié