Dossiers Histoire

Massignon et le destin de l’arabisme savant

Massignon et le destin de l’arabisme savant

Au début des années 60, la terminologie restait plus nuancée et en même temps moins « fixée » que dans les décennies suivantes. On passait subrepticement de l’arabisme en tant que partie prenante de l’orientalisme, consacré au discernement des traits culturels spécifiques aux Arabes, et où l’on traitait encore du destin d’un peuple comme pouvant être un sujet non seulement d’érudition mais aussi d’une discipline scientifique, à l’arabisme en tant que connexion avec l’effervescence contemporaine qui animait alors le monde arabe.

Revenons en 1962. Le panarabisme était encore en pleine vigueur, bien que secoué par sa grande déroute avec la séparation de la Syrie et de l’Égypte, mettant fin à l’éphémère union entre les deux pays non limitrophes. Mais le cœur battait toujours de part et d’autre pour Nasser.

1962 est aussi l’année de l’indépendance de l’Algérie, mais également, à sa fin, de la mort de Louis Massignon, grand passionné du soufisme, salué dans les pages de L’Orient littéraire par l’ambassadeur de l’Espagne (toujours franquiste) à Beyrouth à l’époque, l’arabiste de renom Emilio García Gómez, comme le « dernier représentant de la génération des géants de l’orientalisme européen » et « le magicien scruté par une âme torturée, saccadée, logique et en même temps contradictoire », dans laquelle « des mines de spiritualité » débordaient de la science.

La consultation des articles éblouissants du supplément de cette période révèle leur souci de savoir comment l’orientalisme allait se poursuivre après la décolonisation et quelles mutations ou révisions étaient à prévoir. En même temps, l’équivoque de Massignon à propos de la question algérienne, son renvoi dos à dos des « deux terrorismes », celui des autochtones et celui des colons, n’était pas abordée directement.

Consulter ce petit trésor des archives du supplément levantin montre comment on pouvait passer, non pas sans raison, mais en jouissant encore d’une circulation reposante, d’une qualification à l’autre. Pour Henry Laoust, dans son requiem pour Massignon, ce dernier avait transité de l’orientalisme islamisant à devenir le premier « Islamologue » qui s’est attardé aussi bien sur les mouvements les plus marginaux que les plus centraux dans l’histoire de l’islam, produisant ainsi à propos de ce dernier une « étude en quelque sorte totale », à contre-courant de la tendance déplorée en milieu académique par Laoust au « cloisonnement souvent factice » entre spécialisations et facultés.

Ce n’était pas encore le temps d’Edward Saïd et de la réplique à l’essentialisme sous-jacent des orientalistes par une essentialisation de la connexion entre orientalisme et colonialisme. C’était encore une époque où les orientalistes pouvaient aller et venir entre le passé et le présent et être connectés aux débats en vigueur au Caire ou à Beyrouth, sans être accusés d’une attitude « textualiste » cherchant à réduire la réalité vivante à des archétypes récupérés dans les traditions scripturaires.

En même temps, dans cet orientalisme islamisant et arabisant, la polarisation existait aussi. Le supplément donnait la voix à Gabriel Bounoure, comparant les deux approches de Louis Massignon d’une part et de Jacques Berque d’autre part.

D’une part, la position massignonienne partant d’une géographie spirituelle du monde, une géographie de l’invisible, et pensant à l’islam contemporain comme « reprise intense de la sacralisation monothéiste »  ; d’autre part, l’approche de Berque, cherchant à dégager un « système » pour comprendre l’histoire des Arabes en mettant l’accent sur le passage du « sacral à l’historique » dans leur destinée. Le même Berque pleurait le départ de Massignon dans L’Orient littéraire, le qualifiant de « Cheikh admirable, le vieillard de prière et de désir » et rappelant que pour Massignon « l’Arabe est le vrai juif pour toujours dégagé du temple, car le temple c’est le prêtre, et il n’y a pas de prêtre au désert ».

Ce genre de renvois symboliques peut nous paraître de nos jours obsolète, n’exerçant plus le même enchantement. Il demeure que, au milieu de l’agitation idéologique, L’Orient littéraire du début des années 60 portait un regard sur le devenir de la vocation orientaliste, ainsi que sur les tensions et les aspirations qui lui étaient sous-jacentes. À cette époque, l’événement était culturellement double : d’une part, la décolonisation  ; d’autre part, la mort du grand Louis Massignon, et avec cette mort, le sentiment d’une prise de distance renouvelée entre la culture française et celle du monde arabe.

Au début des années 60, la terminologie restait plus nuancée et en même temps moins « fixée » que dans les décennies suivantes. On passait subrepticement de l’arabisme en tant que partie prenante de l’orientalisme, consacré au discernement des traits culturels spécifiques aux Arabes, et où l’on traitait encore du destin d’un peuple comme pouvant être un sujet non seulement...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut