Tout commence comme un journal intime dans un climat kafkaïen. C’est l’histoire d’un psychologue clinicien qui exerce à El-Razi, un hôpital psychiatrique public en banlieue de Tunis. Le thérapeute est mentalement au bord du gouffre, sans cesse harcelé par les spectres facétieux des grands auteurs qui ont nourri sa pensée critique, sans cesse tenté d’abandonner son poste. Très vite, on est entraîné dans un pamphlet aussi désopilant que brillant, cinglant et désabusé contre certaines pratiques psychiatriques toujours actuelles, notamment conditionnées par l’industrie pharmaceutique. L’auteur expose également le rôle des politiques, des colonisateurs, des sociétés et des entourages dans les maladies mentales, sous la forme d’un délire qui part en vrille jusqu’à la dernière ligne.
Aymen Deboussi a 34 ans, il est réellement psychologue clinicien et Les Carnets d’El-Razi est son deuxième livre, initialement écrit en arabe, traduit par Lotfi Nia pour les éditions Philippe Ray-Barzakh et publié en français dans la collection Khamsa, dédiée aux fictions arabophones du Maghreb. Son propos oppose, entre autres, la force de la littérature à l’impuissance de la réalité. Kafka, bien sûr, qui se cache derrière les rideaux de sa clinique, mais aussi Dante, Spinoza, Nietzsche, Al-Ma‘ari, Bukowski, George Bataille et d’autres, apparaissent tour à tour, dans les situations les plus critiques. « J’ai vu les jeunes filles que l’on conduit au mariage comme on conduit des brebis à l’abattoir, et je n’ai pas pleuré. J’ai vu les adolescents en proie à l’échec se suicider, pris au piège des attentes de leurs parents ; et je n’ai pas pleuré (…) », dit le narrateur, « et, ce matin, c’est un roman qui m’a fait pleurer », ajoute-t-il à propos du roman de Steinbeck, Des souris et des hommes.
On verra défiler des cas extrêmes dont la « folie » se traduit par des vices particuliers vécus sur le mode obsessionnel. Il y a le mangeur gargantuesque qui engloutit un poulet, os compris, à la cafétéria de l’hôpital. « Il a mangé́ avec un appétit ancestral, l’appétit de la chair pour la chair. En mangeant, il baisait. En mangeant, il tuait. En mangeant, il aimait. Il sculptait. En mangeant, il était lui-même mangé. » Il y a le masturbateur : « Il n’accepte pas que sa ‘‘joie’’ soit entre ‘‘les mains’’ d’autrui. » Il y a l’automutilateur : « Avec une virtuosité de contrebassiste, il se lacère. Main droite contre bras gauche, son rasoir interprète un morceau sanglant sur des cordes de veines. » Chacun a son histoire, et le clinicien a lui-même, évidemment, la sienne. Un lézard, Lazer, formé à l’école lacanienne, accroché à son plafond dont il tombe de temps en temps, voyeur et par ailleurs atteint d’un complexe de castration, va entreprendre de le psychanalyser en scrutant sa parole. Cet épisode drolatique est une démonstration probante du lacanisme en langue arabe : « Tu n’ignores pas que baba – papa en arabe – et bab – porte – signifient presque la même chose. La porte est la limite, la loi, l’interdit. Tout ce que représente le père, en somme. »
Mais c’est le retour de Frantz Fanon qui va provoquer la révolution. Tel qu’en lui-même, il va reprendre sa place dans cet hôpital tunisien qui rappelle La Manouba où il exerça en son temps. Le spectre du psychiatre indépendantiste martiniquais va recommander un soin à la kératine pour rendre aux dépressifs leur confiance en soi : « Voyez à présent comment cette chevelure crépue est devenue lisse au bout de deux séances seulement de lissage à la kératine. » Il va préconiser le confort et la bonne nourriture pour rendre leur joie aux schizophrènes. Daboussi nous amène cependant à conclure que la vie est une maladie mentale polymorphe dont le seul remède est la mort. Mais l’Apocalypse elle-même n’en est pas la panacée.
Les Carnets d’El-Razi d’Aymen Deboussi, Philippe Rey-Barzakh, 2024, 224 p.