Le triptyque d’Amine Issa est encyclopédique. On ne saurait rendre compte ici de la richesse des deux premiers volumes, sur la violence religieuse et ses résistances dans les religions abrahamiques (vol.1), puis la violence politique dans ses formes sociétales diverses (vol.2), sinon de noter la vaste culture qui les soutient.
C’est sur le troisième volume qui s’ouvre sur le « Que Faire ? » de Lénine comme guide pratique, que ce recensement s’attarde. La Violence n’est pas une fatalité vient en titre donner la réponse. Ne pas considérer la violence comme une fatalité, c’est se mettre philosophiquement et pratiquement dans le camp des optimistes, « fondement de la liberté », alors que « le pessimisme serait, lui, le fondement de l’État servile ». Mais pour que l’optimisme ne soit ni naïf, ni béat, il faut deux conditions : établir la violence dans son contexte historique et idéologique, notamment dans les paradoxes de religions pacifistes par essence mais ballotées par des réalités brutales, le sujet du premier volume, et avancer dans l’identification des clefs qui donnent gage à l’optimisme à la lumière du traitement de la violence comme idéologie politico-économique dans le second volume.
Les clefs offertes dans le dernier volume sont de trois ordres. Le premier est philosophique, qui considère le Soi et l’Autre comme matrice de la recherche, surtout à travers Kant, Lévinas et Ricœur, mais aussi dans des expérimentations d’ordre psychologique sur ce qui fait d’une personne un bon samaritain, donc humaine, donc non-violente. Pourquoi aider l’autre dans le besoin ? Au-delà de l’impératif catégorique de Kant qui monte l’altruisme en loi universelle, ou de la « transcendance du moi » de Lévinas avec son appel ontologique, Issa semble privilégier la réponse de Ricœur : transcendance de soi et non du moi, tant le moi a été décrié par la déconstruction de Freud, et donc la donation « à ce soi des capacités d’exprimer son éthique, son altruisme, sans entraves ».
Dans une seconde partie, cette transcendance de soi est érigée en dignité et conjuguée avec les « capabilités ». Capacité, capabilité, forment l’horizon nécessaire du dépassement de la violence. Du côté de la politique, en présentant les faiblesses de la démocratie telle qu’elle est pratiquée, et dans la dignité des capabilités de l’être humain dans la société tels que réseaux, médias, et liens la sculptent. « Bâtir les capabilités du citoyen pour lui assurer sa dignité, à partir de l’a priori de sa transcendance mobile pour soi et l’autre, est un processus qui commence très tôt. » Ici, dans la section « société » de cette seconde partie, plusieurs illustrations de ce processus dans le développement de la conscience de soi et de l’autre, dont les recherches psycho-sociologiques qui démontrent que la coopération précède l’individuation chez l’enfant (Erikson, Sennet). C’est dans de tels processus, à divers niveaux politiques et sociaux, que l’auteur considère les lieux de l’éducation à la non-violence.
La troisième partie traite de l’économie. L’approche principale y est celle du travail. Là aussi, Issa couvre un large champ de recherches, théorique et sociologique, y inclus diverses expérimentations classiques (de l’époque du taylorisme, jusqu’à la robotique transformée en intelligence artificielle). L’IA ne semble pas aveugler l’auteur qui rappelle que le premier robot existe « depuis que le premier homme a attelé sa charrue à une bête ». Nul doute, l’IA et autres avancées technologiques vont révolutionner le travail, mais comme les ordinateurs, elle en créera sans doute autant ou plus. La question qui intéresse Issa est plus subtile : s’il est vrai que « la pénibilité du travail », caractéristique essentielle du travail à travers les âges, diminue constamment grâce aux progrès de la technologie, ce qui est demandé à l’IA c’est de révolutionner le travail dans la diminution de cette « pénibilité ». Après tout, écrit-il, « réduire la violence en s’attaquant à ses causes est le seul moyen pour que ce robot ne voie jamais le jour. Si nous ne l’avions pas souhaité, la fusion nucléaire n’aurait jamais servi à tuer ».
Ces trois livres ne sont pas d’accès facile. Les textes et les auteurs qu’il cite sont choisis dans une immense littérature, et il faut s’accrocher pour apprécier la manière dont l’auteur résume le champ de ses vastes lectures dans sa prospective du « que faire », et dans leur dépassement critique avec sa propre voix.
La réflexion sur la violence est au moins aussi vieille qu’Abel et Caïn. La réflexion sur la non-violence est beaucoup moins servie scientifiquement. Dans la recherche sur la non-violence, rares sont les œuvres qui vont au-delà de modèles de la typologie de mobilisation dans la rue et des outils du militant, ou de professions de foi à la Gandhi. Dans ce vide entre la pratique et la théorie, les tenants de la non-violence trouveront dans la somme d’Amine Issa une contribution inédite.
La Violence religieuse, textes et interprétations d’Amine Issa, L’Harmattan, 2023, 192 p.
La Violence politique, sources idéologiques, philosophiques et économiques d’Amine Issa, L’Harmattan, 2023, 280 p.
La Violence n’est pas une fatalité d’Amine Issa, L’Harmattan, 2023, 240 p.