Ils sont quatre. Quatre combattants plus vrais que nature retranchés dans leur abri militaire couleur sable. Al-Hamza, le spécialiste en hijab, Salah, l’intello citant Michel Foucault, Fawzi, le fils d’ancien prisonnier des geôles israéliennes et Rani, leur chef pas commode, n’ont plus d’eau potable depuis que leur citerne a été visée par des combattants de l’Etat islamique postés à quelques kilomètres du passage syro-irakien de Boukamal. Doivent-ils prendre les devants et attaquer le point d’eau d’en face ou s’en tenir aux ordres de leur hiérarchie, qui leur demande d’attendre des renforts qui tardent à venir… ?
Entrer en pleine banlieue sud sous la tente C, flanquée de drapeaux à l'effigie du commandant iranien Kassem Soleimani et où se déroule l’une des trois scènes jouées en simultané, de la pièce « La Frontière », c’est s’immerger dans un univers où la limite entre le réel et la fiction est poreuse. Chaque groupe de spectateurs, à qui on distribue un foulard palestinien floqué du portrait du militaire iranien, assiste séparément à un acte différent relié à l’intrigue, puis finissent par se retrouver ensemble à l’épilogue. Le public est d’emblée prévenu : que les cardiaques et les âmes sensibles se retirent, il y aura des tirs de balles factices.
Alors que les combats entre le Hamas et Israël à Gaza, démarrés le 7 octobre, se poursuivent, que le Liban-Sud vit au gré des échanges de feu entre le Hezbollah et l’armée israélienne, que le numéro deux du Hamas a été tué en pleine banlieue sud de Beyrouth il y a deux semaines, que l’Irak s’électrise, que le Yémen bout, bref, que tout « l’axe de la Résistance » (sauf la Syrie), est chauffé à blanc, il pourrait paraître absurde de présenter en ces temps un spectacle de théâtre expérimental en hommage à Soleimani, tué il y a quatre ans dans une frappe américaine à Bagdad. Mais pas pour Rayane, Hamza, Zeinab ou Fatima, qui travaillent sur le projet depuis six mois. Metteuse en scène, comédiens ou costumière, ils sont on ne peut plus convaincus du bien fondé de leur « création artistique » et de son timing. « On a fait quelques aménagements dans le texte. On nous a recommandé de parler un peu plus de la Palestine, alors qu'initialement dans l’intrigue on la mentionnait mais de manière plus vague », raconte Fatima Baz, costumière et directrice du lieu.
Il s’agit de galvaniser la base populaire du Hezbollah en revisitant des faits historiques, au plus près des combattants, en rejouant la bataille de Boukamal. En novembre 2017, à la tête d’une troupe expéditionnaire, dont des combattants du Hezb, le patron de la force al-Qods, le « roi Soleimani », comme l’avait dépeint le quotidien iranien Afkar, parvient à chasser l’EI de la dernière ville syrienne sous son emprise. L’enjeu de la bataille ? L’achèvement du corridor de la résistance chiite, qui ouvrirait à Téhéran un accès terrestre à la mer Méditerranée jusqu’à Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas. Un message martelé d’ailleurs tout au long de la performance, dont l’objectif politique est très clair : « Quand Boukamal sera libéré, on pourra faire parvenir les armes d’Iran jusqu’à al-Qods (Jérusalem) », lance, sous les applaudissements de la salle, l’un des quatre combattants qui piétinent sous leur guitoune camouflage.
Obnubilés par leur héros Soleimani, jusqu’à porter comme lui une bague sertie d’une agate rouge, ils espèrent se montrer dignes et célébrer la victoire à ses côtés. Loin d’être présentés comme de féroces guerriers, les quatre compères ont plutôt l’air de scouts lâchés dans le désert, tirant des coups de feu à crever les tympans, en se rapprochant du public et alternant entre le tragique et le comique. « Dans cet hommage au 'Hajj' Kassem, on voulait que le public ressente au plus près les sons, les odeurs et les sensations de la guerre », raconte Rayane Kheireddine, la metteuse en scène. Comme pour démystifier la guerre et attirer des volontaires au martyre ? Nul mention en tout cas dans le texte des pertes dans les rangs du Hezb lors du conflit syrien (plus de 2 500 selon des estimations de 2017). « C’est une pièce qui parle de nous, de notre environnement, et on veut faire passer un message. Avec tout ce qui se passe actuellement, on veut montrer que la résistance ne faiblit pas, mais qu’elle est plus forte que jamais », raconte avec ferveur Hamza Karaki, un étudiant en 3ème année de théâtre à l’Université libanaise, qui joue le rôle de Fawzi.
L’acte I se termine et les spectateurs sous les trois tentes différentes sont invités à emprunter un tunnel vers un espace plus large représentant la frontière syro-irakienne de Boukamal où se déroule l’épilogue. A l’époque des faits, la course pour la victoire contre l’EI se joue entre l’armée syrienne (dont le rôle n’est même pas évoqué dans la pièce) et ses alliés iraniens et libanais d’une part, et les Forces démocratiques syriennes soutenues par la coalition internationale menée par les États-Unis, de l’autre. La victoire revient aux loyalistes. Dans la pièce, un groupe de journalistes, dont on vante « la liberté d’informer », joue un rôle crucial pour faire parvenir au monde entier les premières images de la défaite de Daech et la consécration de Kassem Soleimani. Le spectacle se termine dans un cheminement de tunnels gazaouis et une galerie de portraits de martyrs célèbres, iraniens, libanais et palestiniens. Zeinab Berjaoui, l’une des comédiennes (et aussi journaliste à la chaîne de télévision al-Mayadeen), exulte à la sortie. Participer au spectacle lui permet de « revivre cette victoire historique », et de se sentir « à Gaza », à chaque fois qu’elle emprunte les « tunnels » lors des répétitions ou des représentations. D’un ‘théâtre’ à l’autre, la frontière est mince…
commentaires (12)
"""D’un ‘théâtre’ à l’autre, la frontière est mince"""… Mais quel cynisme ! Le "théâtre" des opérations terrestres, aériennes de Gaza, le "théâtre de ce génocide" ne peut être réduit à un théâtre de marionnettes. Entre le réel et la représentation, la frontière est énorme, aussi longue que le métro de Gaza. Des morts en direct, des paysages de désolation, mais comment peut-on faire une représentation, et rendre au spectateur l’odeur d'un corps calciné… Nous sommes à la centième journée, pour en faire un spectacle de quelques minutes… C'est mince...
Nabil
09 h 36, le 15 janvier 2024