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Culture - Art engagé

Lorsque les artistes libanais traitent de l’incessant conflit libano-israélien

1982, 1996, 2000, 2006 et maintenant 2023. Comment dissocier ces dates de la guerre permanente entre Israël et le Liban, de l’occupation brutale israélienne qui aura duré 18 ans, et de toute la mort qui en a découlé. Si ce cycle de violences restera pour toujours ancré dans la mémoire collective libanaise, de nombreux artistes ont également traité de cette question dans leurs œuvres dont nous vous proposons une sélection audiovisuelle.

Lorsque les artistes libanais traitent de l’incessant conflit libano-israélien

« All this Victory » de Ahmad Ghossein nous emmène dans le Liban de 2006. Photo DR


« Souha, Surviving Hell » (2001) de Randa Chahal Sabbag

La militante Souha Béchara dans le documentaire de Randa Shahal Sabbag. Photo DR

C’est l’histoire épique de Souha Béchara. Sur les pas de son père Fawaz Béchara, cette militante libanaise rejoint le parti communiste en 1982, au moment de l’invasion israélienne du Liban. Chargée d’assassiner le général Antoine Lahd, chef de l’Armée du Liban-Sud (ALS – auxiliaire de l’armée israélienne), elle se rend au Sud-Liban et se rapproche de Minerva Lahd, la femme du général en question, en se faisant passer pour une prof d’aérobic. Une fois la confiance installée entre les deux femmes, le soir du 17 novembre 1988, Souha Béchara reste chez les Lahd jusqu’à l’arrivée d’Antoine. Là, elle tire sur ce dernier avec un revolver 5,45 mm. Le chef de l'ALS survit par miracle tandis que la jeune femme est aussitôt arrêtée et emprisonnée (sans procès) au centre de détention clandestin de Khiam de sinistre mémoire. Elle y restera détenue pendant dix ans, dont six en isolement, dans des conditions qui défient, justement, l’enfer. Souha, Surviving Hell (2001) de Randa Chahal Sabbag suit le retour de Souha Béchara dans son village, Deir Mimas, dans la prison de Khiam, et même à l’endroit où elle a tenté d’assassiner le général Lahd. Étrangement, ce documentaire ressemble au portrait poétique d’une femme, d’une militante, d’une vraie résistante qui, par la force de son esprit, par la force démesurée de son corps malmené et confiné dans une cellule d’un mètre carré, par la force de sa sagesse, a fait de son enfer une leçon de courage et d’espoir.

« Letter to a Refusing Pilot » (2013) de Akram Zaatari


Une vue de l'installation vidéo « Letter to a Refusing Pilot" de Akram Zaatari. Photo DR

Pendant l’invasion d’Israël au Liban en 1982, une histoire circulait parmi les habitants de Saïda. Celle d’un pilote de chasse israélien qui avait reçu l’ordre de bombarder une cible dans la banlieue de Saïda. Sauf qu’apprenant que la cible était une école, il avait refusé de la détruire et avait, à la place, largué ses bombes dans la mer. Au cours de son enfance à Saïda, justement, Akram Zaatari grandit en recueillant des versions de plus en plus élaborées de cette histoire, son propre père ayant en effet été le directeur de cette école pendant 20 ans. Des décennies plus tard, Zaatari découvre qu'il ne s'agissait pas d'une rumeur : le pilote était bien réel, toute l’histoire aussi, d’ailleurs. L’acte d’objection consciente du pilote en question est au cœur de son court-métrage, Letter to a Refusing Pilot, sorti en 2013. Comme à son habitude, Akram Zaatari y mêle réalité et fiction, rumeurs, mémoires orales, légendes, documents et archives, révélant ainsi un processus tendu et temporellement étendu visant à revisiter et reconstruire un passé qui a constamment échappé aux registres historiques officiels. Un passé sans cesse réinterprété et, une fois passé à travers le regard et la pratique d’Akram Zaatari, se voit réinvité, réécrit à travers des actes de médiation artistique.

« Airpressure.info » (2022) de Lawrence Abu Hamdan


La plateforme AirPressure.info. de Lawrence Abu Hamdan. Photo DR

En 2022, l’artiste Lawrence Abu Hamdan, qui se préfère le pseudonyme « oreille privée » lance la plateforme AirPressure.info. Fruit d’une recherche exhaustive qui aura duré deux ans, cette plateforme révèle l’étendue des violations de l’espace aérien libanais par l’aviation militaire israélienne entre 2007 et 2022, soit juste après la guerre de juillet 2006. Retraçant l’heure et le lieu exacts de chaque infraction de l’espace aérien libanais commise par l’armée israélienne au cours de ces 3 098 jours, AirPressure.info recense 22 111 engins militaires qui auraient volé (et violé) le ciel du Liban, terrorisant à leur passage la population libanaise du sud jusqu’au nord, sans exception. Au cœur de ce site web se trouve donc une carte du Liban, mise à jour en temps réel et progressivement submergée par les trajectoires de vol des violations israéliennes. Mais plus qu’une simple carte interactive, le projet d’Abu Hamdan, tel qu'il nous l’expliquait au moment de son lancement, « vise à déconstruire, d’une part, le discours israélien qui ne fait que répéter que le Hezbollah est son seul et unique ennemi et, d’autre part, le mythe de la résistance tel que prôné par le Hezbollah qui a eu plus de 22 000 occasions au moins de se manifester. Enfin, le but était aussi d’exposer la stratégie d’armement mondial qui emploie nos cieux comme des laboratoires pour tester ces engins ». Un projet sur lequel il conviendrait de plancher, maintenant plus que jamais auparavant.

« A Summer Not to Forget » (2007) de Carol Mansour


Une image du documentaire de Carol Mansour, « A Summer Not to Forget » (2007). Photo DR

Comment oublier cette date, le 12 juillet 2006, lorsque le Hezbollah kidnappe deux soldats israéliens, déclenchant une guerre qui entraîne le Liban dans 34 jours d’un bombardement israélien incessant ? Au-delà des gros titres médiatiques, dont on connaît aujourd’hui la capacité de nuisance et de désinformation, le documentaire de Carol Mansour, intitulé A Summer Not to Forget (2007),  nous plonge directement dans la réalité crue de cette guerre dévastatrice. Ce film de 27 minutes offre un regard saisissant sur la dévastation subie par un pays et un peuple assiégé pendant plus d’un mois. À travers des images poignantes et parfois dérangeantes, le documentaire résonne comme le marqueur d’une énième guerre contre le Liban, comme le témoin du cycle de violence avec Israël, depuis 1982. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 1 200 civils tués, 4 000 blessés, plus d’un million de déplacés, 78 ponts détruits, 30 000 logements endommagés et une catastrophe environnementale avec 15 000 tonnes de pétrole répandues sur 80 km de côtes. Le documentaire, en plus d’humaniser ces chiffres, revisite également 57 massacres collectifs, utilisant des images inédites avant leur parution pour saisir l’horreur vécue par les victimes et leurs familles, principalement au Sud-Liban et dans la banlieue sud de Beyrouth.  A Summer Not to Forget, de Carol Mansour, avec son titre à double tranchant, n’est donc pas simplement un documentaire sur la guerre de 2006, mais plutôt une cartographie profonde des conséquences humaines, sociales, psychologiques et environnementales de ce conflit. Surtout, il représente une manière d’engager l’ensemble des Libanais dans une guerre dont une grande partie ne s’est pas sentie concernée, considérant souvent le Sud comme un autre pays. En somme, il reflète ce que l’on vit depuis le 8 octobre 2023 au Liban.

« Taleen al-Jnoub » (1993) de Jayce Salloum et Walid Raad


Walid Raad et Jayce Salloum s'installent dans la vie quotidienne d’un Sud sous occupation. Photo DR

C’est un documentaire longtemps passé inaperçu et qui, pourtant, est une pépite à plusieurs égards. En 1993, l’artiste multidisciplinaire libanais Walid Raad collabore avec le Canadien Jayce Salloum pour réaliser le crucial documentaire Taleen al-Jnoub (Nous montons au Sud). Le titre, à lui seul, contient tout ce qu’a longtemps représenté le Sud-Liban pour les Libanais : un lieu inaccessible, confisqué par l’occupation israélienne, où rien que l’idée d’y aller relevait de l’aventure, de l’impossible. Sur une durée d’une heure de temps, les deux artistes peuplent leur documentaire d’images de la région, de témoignages de militants du Sud, de membres du Hezbollah, de détenus dans les prisons de Khiam et d’Ansar, ou de simples habitants de la région qui ont vu leurs vies rétrécies, jusqu’à l’étouffement, par les mains de l’occupation. À travers cette palette de personnages, le documentaire explore d’abord les formes populaires, sociales et intellectuelles de résistance à l’occupation israélienne du Sud-Liban dans les années 1990. Mais plus que cela, Walid Raad et Jayce Salloum permettent de s’installer dans la vie quotidienne d’un Sud sous occupation, d’aller explorer les recoins d’une humanité mise sous silence et sous écrous. À travers le contexte de cette guerre, les cinéastes explorent, en fait, surtout, les conceptions de la culture, de la terre et de l’identité ancrées dans le Sud-Liban à cette époque. Nécessaire.

« Je veux voir » (2008) de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige


Catherine Deneuve et Rabih Mroué dans « Je veux voir » de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Photo DR

Imaginez la reine Catherine Deneuve debout, comme ça, au cœur d’un Liban-Sud pas encore remis de la guerre de juillet 2006. Cette image résume à elle seule le film Je veux voir de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige sorti en 2008 que le couple a eu l’idée de produire, au fait de la frustration d’être loin du Liban qu’ils ont ressenti lors de la guerre de 2006. « À notre retour au Liban, nous nous sommes demandé ce qui se passerait si une icône de cinéma venait assister à tout ce chaos. Pour provoquer quelque chose d’incongru, d’assez surprenant pour que les gens regardent enfin », nous confiait-il le mois dernier, à propos du film. L’histoire devient donc celle de Catherine Deneuve (une amie de Hadjithomas et Joreige) qui est invitée à recevoir une récompense fictive au Liban. Ce déplacement professionnel se transforme en un voyage singulier lorsqu’un acteur libanais (interprété par Rabih Mroué) l’emmène au Sud-Liban et la guide à travers les vestiges de son village natal, marqué par les ravages du conflit armé en 2006. Tous deux se prêtent au jeu d’incarner leurs propres rôles, laissant même libre cours à l’improvisation. Et, ainsi, le tournage se double ainsi d’une sorte de road movie, où la liberté de mouvement semble acquise sans effort, créant une atmosphère à la fois fictive et captivante. Je veux voir résonne surtout comme une ode au Sud longtemps invisibilisé, longtemps interdit, l’éclairant tout d’un coup de la lumière de Catherine Deneuve.

« 1982 » (2019) de Walid Mouannes


Nadine Labaki dans « 1982 » de Walid Mouannes. Photo DR

Quand on est libanais, la première idée qui nous vient à l’esprit en lisant la date de 1982, c’est l’invasion israélienne enclenchée en juin de cette année dans le cadre de l’opération Paix en Galilée. Si de nombreux documentaires ont déjà abordé le jour du lancement de cette opération, documentant un Beyrouth envahi puis déchiré par les chars israéliens et les tapis de bombes, personne, avant Walid Mouannes, n’avait planché sur cette date-là d’un point de vue « humain », ou plus précisément en racontant le déroulement de cette journée à partir du regard de citoyens libanais lambda. En ce sens, dans 1982, le réalisateur dépeint cette journée telle vécue dans une école de Broummana, au Liban. Cette journée qui laissera une empreinte profonde sur ses protagonistes, tout comme elle s’est gravée en Mouannes lui-même lorsqu’il était enfant. Mais la force de 1982 réside dans sa capacité à traduire avec subtilité la bascule qui s’opère au fil des heures d’un jour apparemment ordinaire en capturant avec la même perspicacité le monde des enfants, avec leur candeur et leurs amours de cour de récré, les mettant en parallèle avec les regards adultes de l’école qui cherchent à rester informés de ce qui se déroule à l’extérieur tout en essayant de ne pas dévoiler leurs angoisses aux élèves. Par-delà le jeu touchant de Nadine Labaki qui incarne une institutrice dépassée par les événements et de Mohammad Dalli qui joue le rôle de Wissam (inspiré par le caractère de Walid Mouannes), 1982 abrite en lui tous ces moments sur le fil, tous ces jours ordinaires au Liban où, d’une seconde à l’autre, l’enfer est venu prendre la place d’un calme précaire. Il abrite en lui ce que c’est que d’être libanais, ce que c’est que de se lever tous les matins en ne sachant pas ce que les heures suivantes nous réserveront.

« All this Victory » (2019) de Ahmad Ghossein


« All this Victory » de Ahmad Ghossein. Photo DR

All this Victory, présenté et récompensé à la Semaine de la critique de Venise en 2019, nous emmène dans le Liban de 2006, en pleine guerre entre le Hezbollah libanais et Israël. Marwan, profitant d’un cessez-le-feu de 24 heures, quitte Beyrouth en direction du sud, laissant son épouse Rana préparer leur émigration au Canada. Son objectif : retrouver son père, dont il est sans nouvelles. Une fois dans son village natal, les bombardements reprennent et Marwan se réfugie au sous-sol d’une maison d’un ami de son père. Dans cet abri claustrophobe, Ahmad Ghossein orchestre un huis clos tendu que lui-même avait vécu en 2006, et c’est justement cette porosité entre autobiographie et histoire collective qui confère à All this Victory son caractère troublant, intime et universel. En jouant sur deux tableaux justement, la portée du film dépasse le simple antimilitarisme pour explorer philosophiquement l’évolution des comportements par rapport à l’espoir, un thème qui sous-tend l’existence même des Libanais. Construit sous forme d’odyssée personnelle au milieu d’un conflit national, le film offre une vision introspective et puissante de la résilience humaine face à l’adversité, imprégnée de l’histoire tumultueuse du Liban.

« Souha, Surviving Hell » (2001) de Randa Chahal SabbagLa militante Souha Béchara dans le documentaire de Randa Shahal Sabbag. Photo DRC’est l’histoire épique de Souha Béchara. Sur les pas de son père Fawaz Béchara, cette militante libanaise rejoint le parti communiste en 1982, au moment de l’invasion israélienne du Liban. Chargée d’assassiner le général Antoine Lahd,...

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