Le personnage romanesque n’est généralement que l’un des nombreux éléments utilisés par le romancier pour créer un récit. Parmi les autres éléments, on peut citer l’intrigue, les descriptions, le point de vue, les techniques narratives, etc. Pourtant, le lecteur est spontanément enclin à ignorer tout cela et à ne voir dans un roman que l’histoire de tel ou tel personnage. Un certain effort est en fait nécessaire pour se dégager de cette lecture spontanée et se rendre compte que le personnage de fiction – même s’il est à la fois le protagoniste et le narrateur – n’est qu’une des composantes du récit : à l’instar de l’intrigue, des descriptions, etc., il est contenu dans le récit et subordonné à sa logique.
On peut néanmoins imaginer un renversement de ce rapport de subordination. Dans Les Mille et Une Nuits, tous les contes (à l’exception du récit-cadre, c’est-à-dire l’histoire du roi Shahrayar) sont non seulement racontés par Shéhérazade (et donc contenus en elle), mais également subordonnés à l’histoire de ce personnage : elle les raconte afin que son mari le roi ne la tue pas. Toutefois, Shéhérazade reste en dehors des histoires qu’elle relate : n’étant qu’une extension du récit-cadre, elle joue le rôle d’un dispositif plutôt arbitraire qui sert à relier l’ensemble des contes.
Mais supposons qu’afin d’échapper à la mort, Shéhérazade s’était mise à raconter des épisodes de sa propre vie, quel genre de récit aurions-nous alors ? La supposition n’est pas gratuite, car tel est à peu près le cas des Enfants du ghetto, trilogie romanesque d’Élias Khoury dont le deuxième volet, L’Étoile de la mer, vient de paraître en français dans une belle traduction de Rania Samara.
Adam, le narrateur de cette trilogie, est un Arabe Israélien qui se fait passer pour un juif. Ses origines se confondent avec la Nakba : il fut le premier nouveau-né du ghetto arabe de Lod, où l’armée israélienne, après avoir conquis cette ville, tué des centaines de ses habitants et expulsé des dizaines de milliers, enferma les Palestiniens qui étaient restés sur place.
De son enfance dans le ghetto, il ne lui reste que quelques bribes de souvenirs. Mais même ce peu que sa mémoire a retenu, Adam veut l’effacer. Son but : n’être personne, devenir invisible, se délester de sa mémoire et de son identité. Se libérer, donc, de la Palestine et du destin tragique de son peuple. Durant la plus grande partie de sa vie, il se présentera comme un juif – non pas n’importe quel juif, mais le fils d’un survivant du ghetto de Varsovie, comme si, en se forgeant cette nouvelle identité, il voulait quand même garder ne serait-ce qu’une trace de l’ancienne. Après tout, il est littéralement un enfant du ghetto.
Adam traverse l’existence comme une ombre sans réalité. Il est complètement passif et s’abandonne au cours des événements pour qu’ils fassent de lui ce qu’ils veulent. Il n’a pris que deux décisions dans toute sa vie : quitter la maison de sa mère à l’âge de quinze ans et, la cinquantaine dépassée, émigrer aux États-Unis à la suite d’une déception amoureuse.
À New York, où il travaille dans un restaurant de falafel, quelqu’un qu’il avait connu dans son enfance lui révèle certains détails sur ses origines. Tout le passé d’Adam refait alors surface. Les nombreux souvenirs qu’il s’était tant acharné à effacer le submergent. C’est un véritable déluge qui risque sinon de le tuer, au moins de disloquer son Moi et de le rendre fou. Il n’a qu’un seul moyen de survie : devenir une sorte de Shéhérazade et raconter par écrit les innombrables histoires dont il ignorait, jusqu’à présent, qu’elles étaient contenues en lui.
Le récit qu’il rédige (et qui constitue les trois volumes de la trilogie Les Enfants du ghetto) est une tentative de réponse à cette question qui ne cesse de hanter Adam : qui suis-je ? Ce qu’il découvre petit-à-petit, c’est qu’il n’est que cette prolifération presque infinie d’histoires fragmentaires, décousues, qui n’ont ni début ni fin, et qui englobent les histoires d’une multitude d’autres personnes, voire l’Histoire de deux peuples, les Palestiniens et les Israéliens.
Cette narration éclatée est évidement une des caractéristiques bien connues du style d’Élias Khoury. Toutefois, dans Les Enfants du ghetto, le romancier a en quelque sorte radicalisé ses expérimentations formelles en renversant complètement le rapport de subordination entre récit et personnage : il a fait du premier un attribut du second. Adam n’est pas l’un des nombreux éléments qui forment le récit ; au contraire, c’est le récit dans sa totalité – c’est-à-dire la quasi-infinité d’histoires dont il est composé – qui sert à Adam pour se définir, donc pour dire qui il est.
Tarek Abi Samra
L’Étoile de la mer d'Élias Khoury, traduit de l’arabe par Rania Samara, Actes Sud, 2023, 384 p.