Après avoir vécu sept ans dans le vieux Casablanca, Meryem Alaoui embarque pour New York où elle écrit son premier roman, La Vérité sort de la bouche du cheval. Elle y trace le destin de Jmiaa, prostituée de troisième ordre et personnage haut en couleurs de la vieille ville marocaine. Paru en 2018, ce récit frôle le Goncourt. Il frôle aussi l’adaptation au cinéma. Déjà s’y affirme un style : une écriture orale, vive, charnue, pétillante et des personnages vrais, convaincants, consistants. Fille du poète et député marocain Driss Alaoui M’Dghari, l’auteure a baigné dans l’art d’accorder les mots. Sous sa plume, le marocain dialectal rendu en français résonne avec une justesse étonnante. Sans surprise, de Brooklyn où elle s’installe plusieurs années, elle ramène à Casablanca un roman américain. Deux mots anglais pour le titre : Sweet Chaos. Ils ne vont pas toujours ensemble, mais le chaos, pour Meryem Alaoui, c’est la vie. L’immense Brooklyn, qui a vu se reformer dans ses venelles une foultitude de communautés d’immigrés, a le même caractère babylonien que Casablanca. Par où commencer dans cette vie qui déborde ? Quel fil tirer pour dévider l’écheveau d’une histoire qui se tienne ?
Meryem Alaoui choisit la trame simple d’une communauté hétéroclite formée malgré elle par la loi du voisinage. Ce sera un immeuble. Ce sera un stoop, un de ces perrons sur lesquels se tricotent les conversations dans la fumée des cigarettes et les vapeurs d’alcool. Ce seront ces portes fermées dont exsudent mystérieusement les secrets qu’elles recèlent, et les rumeurs qui dévalent les marches. La comparaison avec L’Immeuble Yacoubian de Alaa Al-Aswany serait tentante. À la différence que l’immeuble Yacoubian a connu l’opulence avant la déchéance. L’immeuble qui sert de décor et de prétexte à Sweet Chaos est au contraire un avatar de la gentrification d’un quartier qui fut pauvre avant de passer « middle class ». Il garde cependant d’anciens locataires qui se sentent les véritables maîtres des lieux.
Sans même s’interroger sur l’intention de l’auteure, ni connaître son admirable maîtrise du « page turning » ou de la construction psychologique et sociologique, on se sent dès les premières lignes dans le rythme et l’ambiance d’un de ces streaming où la caméra semble accompagner le réel plutôt que le composer. Une foule de personnages, plus ou moins déglingués, apparaissent les uns après les autres, chacun avec son caractère, ses manies, sa petite histoire, ses manières vestimentaires, sa démarche, sa coiffure et jusqu’au bout de ses ongles. Riley et Graham, et leur fils Josh, Jolene, sa sœur Crazy et leur vieille mère « constamment sur le point de mourir », Ethan, Marc, Dana, l’anachronique Stephen… Et Clara qui passe son temps à disparaître, inquiétant raisonnablement ce petit monde, réapparaissant dans des conditions absurdes comme cette nuit où Jolene l’a trouvée toute nue par froid glacial, rodant autour des poubelles. Ils vivent leur vie, leur « sweet chaos » dicté par l’énergie de la ville, sans nécessairement faire intrigue. L’œil de l’auteure est partout, dans chaque foyer. Son objectif précis lit les faiblesses et les émotions de ses personnages, débusque les petits secrets qu’ils tentent de préserver, mais comment s’y prendre quand chacun est à l’affût des histoires de l’autre ?
Ce traveling aléatoire va finalement trouver, dans l’agitation ordinaire, sa pépite : Riley et Graham. Ils sont amoureux. Leur vie est lisse. Ils fréquentent les parents des amis de leur petit garçon. Dans le secret de leur alcôve, leurs rapports sont tendres et passionnés. Fallait-il qu’ils se confient leurs fantasmes ? Était-il raisonnable de les réaliser ? « Une fois qu’on ouvre son couple, on n’est plus jamais seuls au lit. Dans la chambre, les fantômes flottent », lit-on en quatrième de couverture. Le chaos est-il en nous ou hors de nous ? Avec une belle empathie, de Casablanca à Brooklyn et retour, Meryem Alaoui livre ses personnages au désordre qui les fait exister.
Sweet Chaos de Meryem Alaloui, Gallimard, 2023, 304 p.