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Tourner les yeux vers le soleil et mourir

Tourner les yeux vers le soleil et mourir

Ni rêve ni cauchemar. Mais une feuille de chêne est collée à l’une de ses paupières, et Ali ne parvient pas à bouger. Est-il mort ? Est-il vivant ? Est-il dans les limbes, entre deux états ? La Demeure du vent de Samar Yazbek est le récit d’une agonie vécue de l’intérieur, observée d’en haut, entre douleur, réminiscences, hallucinations et illumination.

« À un observateur posté très haut dans le ciel, le décor apparaîtrait comme un amoncellement de feuilles et de branches ne laissant émerger que deux yeux à demi masqués par le sang et la boue ». La main qui écrit entre dans ces yeux-là, les yeux d’Ali, dans ce corps qui n’a pas encore rendu son dernier souffle, dans cet esprit qui se tâte et cherche des indices pour savoir s’il appartient encore au monde des vivants ou s’il en est dissocié. Un enterrement, des cris, sa mère… Mais ce n’est pas lui qu’on enterre, pas encore. Réminiscence des funérailles de son frère un an plus tôt. Est-il au bord d’un trou ? Peut-il remuer ? Il respire et cela respire. Il se retourne mais craint de basculer dans la fosse qu’il imagine. La nature l’enveloppe, arbre, nuages, chenilles, ciel bleu. Réminiscences encore, son bras se faisait branche, poussait vers les nuées dont il s’emplissait la bouche et cette osmose lui permettait de s’endormir.

C’était une erreur stupide, cet avion qui survolait la petite patrouille d’Ali, larguant sur les jeunes militaires une bombe qui ne leur était pas destinée. Tous sont morts et Ali est seul avec l’arbre. Il se dédouble ou voit son double. Et sa vie continue à se dérouler devant ses yeux. « Je ne regarde pas avec mes yeux, je regarde avec ma tête », lui avait dit La Rouquine. Voilà qu’il l’imite. Cette vieille folle lui avait appris les arbres et tant de choses, lui l’avorton que la communauté tentait de protéger des « fadaises » de la centenaire, et elle qui avait « tout vécu » et qui portait en elle l’histoire, les langues et la géographie de l’Empire ottoman à son agonie. L’enfant si faible, elle l’avait confié à l’arbre d’un sanctuaire, de sorte qu’il en devint le fils. Par la suite, elle s’était imposée comme gardienne de cette demeure entre les arbres où elle passait son temps et prenait celui de s’occuper d’Ali. Tout était prétexte à histoires. Le tabac qu’elle roulait, lui-même, lui expliquait-elle, avait ce parfum particulier des récoltes stockées dans les maisons des paysans, absorbant les odeurs de leurs vies tant qu’un interdit sournois les empêchait de les vendre pour survivre. Tout ce que la Rouquine enseignait à Ali, poésie, Coran, la part animiste de l’alaouisme, sa religion, lui conférait déjà ce regard plongeant, presque astral, activé dans ce moment d’agonie. Réminiscence du jour de la mort du président. Le commerçant qui y voyait la fin du monde regardait le ciel et se lamentait, ordonnait à tous d’aller s’enfermer chez eux en attendant la mort. Seul Ali, suivant le regard de l’homme, ne voyait rien de menaçant dans ce ciel ; il constatait simplement que le président n’était donc pas immortel.

Tout le long du roman, va et vient entre le corps meurtri d’Ali que la nature embrasse et son esprit qui ramène les souvenirs et les rêveries de son bref parcours de 19 ans, même pas 20. À mesure que la vie s’échappe de ses méchantes plaies, il se libère de tout ce qui a pu l’alourdir, à commencer par son pays et les bourreaux dogmatiques qui en ont émergé. Même sa mère est loin à présent. Il y a la lune, il y a l’arbre, il y a l’aube. Et ce récit somptueux d’une journaliste qui a pris la poésie pour cavale, survolant ainsi le réel et l’immense malheur syrien. Avec La Demeure du vent, l’écriture de Samar Yazbek se fait douleur exquise.

La Demeure du vent de Samar Yazbek, traduit de l’arabe (Syrie) par Ola Mehanna et Khaled Osman, Stock/La Cosmopolite, 2023, 256 p.

Ni rêve ni cauchemar. Mais une feuille de chêne est collée à l’une de ses paupières, et Ali ne parvient pas à bouger. Est-il mort ? Est-il vivant ? Est-il dans les limbes, entre deux états ? La Demeure du vent de Samar Yazbek est le récit d’une agonie vécue de l’intérieur, observée d’en haut, entre douleur, réminiscences, hallucinations et illumination.« À un...

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