Entretiens

Christophe Donner, sa grand-mère à moitié nue, et le général de Gaulle

Christophe Donner, sa grand-mère à moitié nue, et le général de Gaulle

© Jean-François Paga

Le romancier Christophe Donner a déjà publié une cinquantaine d’ouvrages dont Petit Joseph (Fayard, 1981) ou Vivre encore un peu (Grasset, 2010) où il raconte l’histoire de sa belle-famille libanaise et la mort de son beau-père. « Le Liban fait partie de ma vie depuis une vingtaine d’années, ça me fascine, ça me décourage, ça m’épouvante, et comme je suis écrivain, je ne peux pas m’empêcher d’en parler. »

Le dernier opus de l’auteur, Ce que faisait ma grand-mère à moitié nue sur le bureau du Général (Grasset, 2023), qui est en partie une suite de La France goy (Grasset 2021), retrace à saut et à gambades le parcours éclectique d’une grand-mère haute en couleurs.

Au fil d’une temporalité impromptue, se dessinent également les destinées romanesques de la famille Gosset, les ancêtres du narrateur, au début du vingtième siècle. Dans les années 20, se déroule un autre fil, celui de la progression de l’extrême droite antisémite, incarnée par son leader charismatique, Léon Daudet, dont la carrière est interrompue par un drame filial, déterminant pour le sort du fascisme français. Au même moment, les trajectoires du jeune de Gaulle et du vieux Pétain évoluent, accompagnées par la richesse épistolaire du Général dont le style épouse l’envergure et l’ambition. Les rapports entre les deux hommes sont décortiqués de manière juteuse, proposant un regard neuf sur chacun.

L’actualité du narrateur accompagne le récit qui propose une mise en abyme de l’acte d’écrire dont il découvre le plaisir dans un train pour Leipzig. « Je m’en foutais bien de savoir si c’était un récit de voyage ; un roman nomade, un reportage, quelle importance : j’étais en train d’écrire un livre. » Cette épiphanie de 1990 marque le début des carnets que remplit le narrateur, qui matérialisent le cheminement de son expérience humaine et qui prennent place dans son salon, au sein d’une œuvre d’art de Varini. « Et ainsi, en peignant ses cercles et son ovale rouge sur la tranche de mes carnets, mon journal intime, autrement dit le récit de ma vie serait inséré dans l’œuvre de Varini. C’est ainsi qu’allaient se fondre, sans se confondre, le travail de Felice et le mien, chacun gardant sa nature propre. (…) Ça me plaisait de mourir en ayant rempli une bibliothèque, même si cette idée chargée d’effroi irait probablement rejoindre les autres au cimetière des illusions perdues. »

Ce que faisait ma grand-mère à moitié nue sur le bureau du Général propose une variation trépidante de registres qui laisse le lecteur en haleine d’un fil narratif à l’autre. Une érudition pointue et documentée jouxte un souffle romanesque rythmé, aux registres polyphoniques. L’épopée burlesque du narrateur avec un oligarque, en rupture du poutinisme, qui souhaite devenir le propriétaire exclusif du premier roman du métavers est peut-être la plus savoureuse.

Quelle est la source de cette anecdote improbable qui associe votre grand-mère au général de Gaulle ?

Elle est véridique, tout en étant traitée de manière fictionnelle et romanesque. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment la grande histoire a percuté l’histoire de ma famille ou mon histoire à moi. J’aime raconter ce qui m’arrive, comment ça m’arrive et pourquoi, ce qui m’amène à effectuer des recherches sur la grande histoire. Ça a commencé avec la révolution russe, dans un livre qui s’intitule L’Empire de la morale où je parle de mes parents. En creusant mon obsession sur mon père, j’ai été amené à fouiller dans l’histoire du communisme français, pour remonter jusqu’à Lénine. Le livre décrypte aussi les rapports entre mon père, communiste, et ma mère, psychanalyste, et comment je suis issu de deux grandes idéologies du siècle. Mon style, mon système, c’est de partir de moi, c’est l’énergie d’un livre.

Les historiens se réfèrent aux faits, aux dates, aux chiffres, aux témoignages, avec parfois un peu trop de confiance, car les mêmes faits sont toujours racontés différemment. Se référencer, c’est déjà une manière de créer.

Quelle est la ligne de crête entre la démarche de l’historien et celle du romancier ?

Les historiens ont une prétention scientifique, depuis Marx, avec le fantasme de l’exactitude, et d’une compréhension qui doit évacuer, pour avoir raison, tout un tas de contingences personnelles, psychologiques, relationnelles, sexuelles, qu’il s’agit de ne surtout jamais raconter. Et je me retrouve, moi, emmerdeur public, écrivain, à mettre à jour des éléments, notamment sur Daudet, personnage fondamental de l’histoire de France et dont l’importance au niveau de l’extrême droite et du fascisme est totalement négligée. On parle de Mauras, philosophe de pacotille et radoteur, parce que c’est un intellectuel, mais on ne parle pas du vrai moteur du mouvement, au début du siècle et jusqu’à la guerre de 40, qui était Daudet. Il avait du prestige en tant que fils d’Alphonse, pilier fondateur du prix Goncourt, et il remuait les foules, il a réussi à espionner le gouvernement… On est passé à côté du drame de Daudet, et de comment son fils de 14 ans a empêché qu’il soit le Mussolini de la France. Il est arrivé que je raconte dans mon roman, qui a décidé de la mort du fascisme français, et pas un livre d’histoire ne traite réellement ce sujet.

Dans quelle mesure les citations des personnages historiques, la correspondance de de Gaulle notamment, participent-elles à une dynamique narrative ?

Pour La France goy, les critiques ont été assez drolatiques, ils m’ont traité d’antisémite car ils trouvaient que j’avais trop de complaisance envers les textes antisémites. En effet, j’ai tendance à citer mes sources en entier, ce que ne font pas les historiens. Ils découpent des phrases pour faire leur petite cuisine, et servir leur théorie, ce sont des manipulateurs de documents : ils ne donnent jamais des pages entières de citations. Je le fais, et voudrais le faire plus encore. Je suis très modeste comme romancier, et quand j’ai affaire à une plume comme celle de Daudet ou des frères Goncourt, j’ai tendance à vouloir lui laisser la parole. De même pour de Gaulle. Ses mots éclairent le personnage, sa personnalité éclate dans les lettres qu’il écrit à Pétain. Je ne raconte pas ce qu’il fait, tout est déjà assez connu, et mon propos est de faire un parallèle avec ce qui se passe au même moment. Et puis ses lettres me fascinent, de même que la façon dont il a réussi à sauver la France contre Pétain, Mauras, Daudet, ou les communistes. Mais ce n’est pas ma rock star ! Il se suffit à lui-même, il se sait grand, et autour de lui il y a un consensus très marqué. J’essaye de chercher des positions où il a de petites faiblesses : a-t-il levé le drapeau, a-t-il été blessé gravement, est-il tombé dans les pommes ? Les versions sont contradictoires, et c’est le seul moment où j’ai de l’ironie envers lui.

Comment avez-vous composé le roman en menant plusieurs fils narratifs temporels qui résonnent les uns par rapport aux autres dans une chronologie bousculée ?

Je m’amuse avec, et je veux distraire le lecteur. Le diable, en littérature, c’est l’ennui, et mon style, si j’en ai un, c’est d’arriver à ne pas m’ennuyer moi-même en écrivant. Et puis, j’ai eu une certaine émotion à raconter les histoires de ma famille. À part ma grand-mère, Amin, je n’en ai connu aucun membre, et le sentiment envers ces personnages n’est pas entaché par les petites choses de la vie comme m’être fait taper sur les doigts… Ils sont un peu mythifiés, et c’est du sentiment à l’état pur, ce qui est plaisant pour un romancier.

Tous mes romans sont issus de mon journal, et dans mes livres, je tiens à raconter d’où je parle.

La farce financière est-elle un moyen de créer un effet de contrepoint ?

C’est le hasard de la vie qui a fait que Dora, dans le roman, m’emmène visiter l’appartement de Michou dans lequel il y a un agent immobilier qui a eu affaire à un oligarque russe qui achète des appartements. C’est l’anecdote qui m’emmène sur des pistes qui deviennent philosophiques, et j’en fais une morale. Si tout d’un coup on poursuit une anecdote, c’est qu’elle résonne en nous. La première fois que j’ai écrit à l’écrivain Hervé Guibert pour lui dire que j’avais apprécié son livre, il m’a répondu « puisque ça donne l’occasion d’un récit ». Et c’est essentiel : si votre livre a provoqué une histoire et que la personne qui vous lit est amenée à raconter quelque chose d’elle, c’est très précieux.


Ce que faisait ma grand-mère à moitié nue sur le bureau du Général de Christophe Donner, Grasset, 2023, 304 p.

Le romancier Christophe Donner a déjà publié une cinquantaine d’ouvrages dont Petit Joseph (Fayard, 1981) ou Vivre encore un peu (Grasset, 2010) où il raconte l’histoire de sa belle-famille libanaise et la mort de son beau-père. « Le Liban fait partie de ma vie depuis une vingtaine d’années, ça me fascine, ça me décourage, ça m’épouvante, et comme je suis écrivain, je ne...

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