Critiques littéraires

Une histoire personnelle de la philosophie

KitabAt de Farès Sassine, L’Orient des Livres, 2022, 316 p.

Un livre, disait Kant dans sa Métaphysique des mœurs II. Doctrine du droit. Doctrine de la vertu est un discours adressé au public par un écrivain ou par un éditeur qui a reçu le mandatum de parler au nom de l’auteur. Or, L’Orient des Livres, au nom de Farès Sassine, vient de nous adresser, à titre posthume, un florilège de textes, regroupant de brefs essais, articles, leçons, hommages et interviews, signés par cet intellectuel qui a marqué pendant des décennies la scène culturelle libanaise, à travers ses cours universitaires, son activité d’éditeur et son intérêt pour la vie politique, journalistique et artistique.

Intitulé Kitabāt et chapeauté par la savoureuse préface de Ahmad Beydoun, le nouveau livre de Farès Sassine traite de sujets, d’œuvres et d’auteurs divers.

Formé donc d’une collection d’articles rédigés en langue arabe, Kitabāt est un livre intéressant réparti sur quatre chapitres dont chacun nous fait découvrir les facettes cachées de son auteur, professeur soucieux d’inculquer à ses étudiants les concepts de base de la philosophie et de les initier à la pensée de certains philosophes, tout en soulevant des problématiques à travers une série de leçons (chapitres 1 et 2), exprimant d’une manière irréductiblement singulière ses pensées et dévoilant ses intérêts pour tel ou tel livre et tel ou tel philosophe. On n’oubliera toutefois pas les textes qui traitent de sujets politiques (chapitre 3) et ceux qui rendent hommages ou présentent les œuvres de quelques poètes, romanciers et intellectuels libanais (chapitre 4).

Tous les articles qui forment ce livre, notamment le grand entretien de Sassine avec Michel Foucault concernant la révolution iranienne de 1978 et l’institutionnalisation de la République islamique – dans lequel le philosophe revient de manière réflexive sur son séjour iranien et répond aux diverses questions formulées par Sassine, ainsi qu’aux critiques exprimées à l’encontre d’une série de ses textes défendant ce mouvement traversé par le souffle d’une religion – et cet autre entretien avec Michel Serres, le philosophe militant pour un partage universel des savoirs, démontrent, à côté d’autres articles, l’acuité critique de Farès Sassine, ainsi que sa capacité de percevoir et de raconter le détail comme la vue d’ensemble d’un sujet, en insérant chaque élément aussi bien dans une culture globale largement partageable que dans une visée plus personnelle.

Certes, Farès Sassine est nourri par une grande culture et a mené par une plume alerte chaque article pour approfondir une question et s’ouvrir sur une multitude d’interrogations.

Des premiers textes qui traitent de la naissance de la philosophie en Grèce et de la construction du concept d’Occident, en passant par ceux qui réfléchissent sur la philosophie de Hegel, la dialectique de Marx, la pensée de Heidegger, le concept d’idéologie et le rapport entre éthique et politique, jusqu’à ceux qui présentent, en guise de témoignages ou d’hommages, des personnalités libanaises comme Salim Takla, Kamal Joumblatt, Ghassan Tuéni, Samir Frangié, Jabbour Douaihy, et tant d’autres, les écrits de Farès Sassine ouvrent devant leurs lecteurs de vastes champs de connaissances où s’épanouissent en tumulte et en foule toutes les branches du savoir.

On pourrait penser que ces entretiens, textes introductifs et monographies consacrés par exemple aux philosophes et à la genèse de la philosophie relèvent d’un genre mineur dont l’intérêt est tout entier journalistique ou didactique. Mais ce n’est qu’au fur et à mesure de la lecture, qu’on découvre qu’ils ne sont pas sans intérêt pour qui veut réfléchir aux contraintes de mise en discours de la philosophie.

Mobilisant les modes de présentation et d’illustration, Farès Sassine élabore dans ses entretiens, mais notamment dans ses leçons qui forment les premiers textes de ce livre, un agencement spécifique aux « discours constituants » du rapport que noue chaque philosophie singulière entre vie, œuvre et doctrine. Il contribue d’une certaine façon à résoudre les risques de tension entre singularité et universalité.

Si certains articles reprennent des sujets connus, d’autres sont une interprétation personnelle des textes et des événements marquants de l’histoire de la philosophie.

Ainsi, les premiers articles du livre tentent de définir la philosophie et les circonstances historiques qui ont conduit à son apparition dans les colonies grecques d’Asie Mineure, avant que cette « pratique intellectuelle radicale et libre », comme Sassine se plaît à définir la philosophie, ne se déplace de son sol natal pour conquérir l’Occident.

Quant aux articles qui évoquent des textes réputés difficiles, devenus des classiques parmi les classiques, comme ceux de Hegel ou Heidegger, Farès Sassine nous surprend par ses analyses et synthèses pertinentes, mettant en lumière les apports uniques de chaque œuvre à l’édifice de la philosophie. On se délectera ainsi de sa relecture de certains passages de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel ou plus encore de celle qui repense la dialectique de Marx, qu’on ne peut pas comprendre sans avoir bien saisi toute la Logique de Hegel. Alors que dans la partie consacrée à la poésie et au roman, on se régalera de sa lecture qui donne envie de lire un auteur encore inconnu, et, au moins autant, de relire comme à neuf un auteur déjà fréquenté. Il en est ainsi lorsqu’il nous entretient des romans de Jabbour Douaihy et des recueils de poèmes de Jawdat Fakhreddine ou encore de plusieurs autres livres.

Dans cet échantillonnage d’articles, le lecteur arabophone découvre un auteur encyclopédiste par penchant et par goût, dont les écrits enthousiasmants se répondent et se complètent réciproquement pour créer un livre cohérent.

L’impression que l’on garde à la lecture de Kitabāt de Farès Sassine est qu’il est à lire sans hésitation et que l’on se plaît à pouvoir entendre la voix de son auteur de nouveau.

On ne peut donc que saluer L’Orient des Livres pour cette belle publication qui présente de nombreux intérêts. Elle constitue, sans aucun doute, un bel hommage à la contribution de cet intellectuel disparu il y a un an.

KitabAt de Farès Sassine, L’Orient des Livres, 2022, 316 p.Un livre, disait Kant dans sa Métaphysique des mœurs II. Doctrine du droit. Doctrine de la vertu est un discours adressé au public par un écrivain ou par un éditeur qui a reçu le mandatum de parler au nom de l’auteur. Or, L’Orient des Livres, au nom de Farès Sassine, vient de nous adresser, à titre posthume, un florilège...

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