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Moyen-Orient - Éclairage

« Kurak Günler », la fable politique qui irrite le régime turc

Ovationné lors de grands festivals de cinéma, le thriller d’Emin Alper est dans le viseur des autorités turques. Accusé de « propagande LGBT », le film dresse surtout le portrait critique d’une société gangrenée par l’autoritarisme et la corruption.

« Kurak Günler », la fable politique qui irrite le régime turc

Les personnages d'Emre (Selahattin Paşalı) et de Murat (Ekin Koç) dans "Kurak Günler" d'Emin Alper/The Match Factory

Le film s’ouvre sur un gouffre. Depuis le bord, le jeune Emre contemple l’étendue de la corruption qui ronge la petite bourgade d’Anatolie où il vient d’être nommé procureur. Yaniklar est un village assoiffé. Le projet d’alimentation en eau qui avait été proposé par le maire, en pleine campagne pour sa réélection, révèle grossièrement ses failles : le sol s’effondre par endroits, créant des sortes de trous de météorites béants dans le paysage. Le décor est beau et inquiétant. Les jours brûlants. L’abîme annonce la catastrophe. Et pour cause, c’est dans cette plaie que vont progressivement s’engouffrer tous les idéaux politiques et moraux du personnage principal, impeccablement joué par Selahattin Paşalı, aux traits mystérieusement sévères et juvéniles.

Le thriller "Kurak Günler" (Burning days), puissant long-métrage du réalisateur turc Emin Alper, a reçu pas moins de dix-huit récompenses dans des festivals de cinéma nationaux et internationaux. Pourtant, à la veille de sa sortie en salle en Turquie, le ministère de la Culture réclame soudainement le remboursement des subventions allouées lors de l’écriture du scénario.

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À l’origine de cette censure qui ne dit pas son nom, une vaste campagne de dénigrement alimentée par les médias progouvernementaux turcs qui voient dans le film d’Emin Alper un outil de « propagande LGBT » et accusent le réalisateur d’avoir « triché » sur ses intentions. En cause, la relation homoérotique suggérée entre le procureur et le personnage de Murat (Ekin Koç), un journaliste chevronné qui enquête sur les affaires de corruption des pouvoirs publics de Yaniklar. « Cet élément était absent des premières ébauches de scénario que j’ai présentées au directorat. Je l’ai ajouté après », assume le réalisateur contacté par L'Orient-Le Jour, qui soutient cependant avoir envoyé son script définitif au Directorat général du cinéma avant de commencer à tourner. Il ne rencontre alors aucune hostilité à son projet. « Plutôt que de les tromper, notre stratégie était de repousser les limites de l'acceptable pour le ministère. »

« Kurak Günler » d'Emin Alper/The Match Factory

« Tout le monde en parle »
Tout commence selon lui quand son film est nommé dans la catégorie de la « Palme queer » du Festival de Cannes. L’intitulé attire l’attention des titres de presse à la botte du régime turc, au conservatisme de plus en plus autoritaire. Installé au pouvoir depuis 2003, Recep Tayyip Erdogan taxe régulièrement de « courants déviants et pervers » les minorités LGBTQI+ qu’il estime incompatibles avec l’édification d’une « famille forte » et, par extension, d’une « nation forte ».

Mais les pyromanes font les meilleurs pompiers : le lendemain de l’annonce du ministère, Emin Alper lance un appel sur ses réseaux sociaux pour inciter le public à se rendre massivement en salle soutenir le film et amortir le remboursement des aides publiques. Et ça marche : « Aller voir "Kurak Günler" s’est presque transformé en un mouvement de protestation », se félicite le réalisateur. En trois jours, le film fait 51.000 entrées en Turquie. « Le nombre d'entrées a dépassé les 200.000 la semaine dernière. C'est très bien pour un film d'art et d'essai, surtout dans l'environnement post-Covid. Ce genre de films ne dépasse habituellement pas les 100.000 », jubile-t-il.

Interview

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« Lorsque l'État veut censurer une production culturelle, sous quelque forme que ce soit, elle trouve toujours l'attention et le soutien du public en Turquie, avance enthousiaste Cenk Ozbay, professeur de sociologie et d’études de genre à l’université de Sabanci, près d’Istanbul. C’est la première fois que je discute d’un film avec mes étudiants après les cours, d’autant plus un film turc. Tout d’un coup, tout le monde en parlait. » Depuis quelques années, le pouvoir turc a opéré un tournant autoritaire exacerbé sur les questions de société. Un durcissement rendu visible par le retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul pour la lutte contre les violences domestiques et à l’égard des femmes, en juillet 2021.

« La question des LGBTI+ est la véritable ligne rouge de l’État qui révèle ainsi son homophobie institutionnelle », assure le réalisateur. Le président turc multiplie les attaques contre la communauté gay, interdit les marches des fiertés, tenues chaque année pour célébrer les minorités sexuelles et encourage les manifestations d’hostilité à leur égard. « Normalement, de tels films ne seraient pas projetés dans les cinémas grand public en Turquie. Les seules fois où nous avons l'occasion de voir des films montrant un homoérotisme, c’est lorsque se tiennent des festivals de cinéma et ils ne sont généralement projetés qu'une fois », observe Turgay, militant au sein de l’association Lambdaistanbul, œuvrant pour les droits des minorités sexuelles en Turquie.

Pression indirecte
À travers le prisme de « masculinités multiples », Cenk Ozbay voit dans "Kurak Günler" le portrait d’une société turque à deux vitesses. « On a d’un côté un homme jeune, moderne, laïc, venant d’un milieu urbain, débarqué dans une petite ville rurale d’Anatolie, et confronté de l’autre côté à des hommes qui représentent les réseaux locaux d’un pouvoir autoritaire, patriarcal, religieux et nationaliste », dessine-t-il.« Si je devais adopter la mentalité des autorités, je serais davantage dérangé par la représentation que donne le film du monde politique et de la société turcs que par les allusions homosexuelles », pointe pourtant l'universitaire. Difficile en effet de ne pas déceler dans cette « histoire de corruption et d’autoritarisme », selon le réalisateur, une critique acerbe de l'actualité politique turque. Depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016, attribuée au mouvement du prédicateur Fethullah Gülen, la surveillance des autorités à l’égard des figures d’opposition n’en finit plus d’obséder le régime. D’autant que le réalisateur ne cache pas ses convictions. En octobre, lors de l’Antalya Golden Orange Film Festival, où le film remporte neuf récompenses, Emin Alper livre un discours remarqué en soutien à une des coproductrices du film, Çiğdem Mater, qui purge depuis avril une peine de 18 ans de prison pour sa participation aux manifestations du parc Gezi, en 2013.

« Faire des films devient de plus en plus difficile, surtout s’ils sont politiques », résume le cinéaste qui ajoute que « les autorités exercent une pression indirecte, en sous-entendant que des fonds pourraient être finalement retirés si des éléments du scénario ne sont pas approuvés ». Car la fiction a l’avantage de pouvoir vaincre une certaine réalité. À l’issue d’une traque finale haletante des habitants du village contre le procureur, devenu le catalyseur de toutes les haines, Emre se retrouve de nouveau au bord du gouffre, sauvé par ce même trou gigantesque qui le sépare de ses détracteurs, devenus une masse informe dans l’obscurité de la nuit.

Le film s’ouvre sur un gouffre. Depuis le bord, le jeune Emre contemple l’étendue de la corruption qui ronge la petite bourgade d’Anatolie où il vient d’être nommé procureur. Yaniklar est un village assoiffé. Le projet d’alimentation en eau qui avait été proposé par le maire, en pleine campagne pour sa réélection, révèle grossièrement ses failles : le sol s’effondre par...

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