La première partie du roman a pour décor une piscine où se retrouvent des habitués qui se connaissent, ou plutôt se reconnaissent à travers leurs routines, leurs lignes de nage, leurs styles de natation, leurs maillots et leurs bonnets, et toutes leurs petites manies. Dans ce monde d’en bas, ils sont heureux d’échapper à tout ce qui plombe leurs vies de là-haut, de déposer leurs problèmes au vestiaire au moment où ils y suspendent leurs vêtements. Ils s’y sentent curieusement plus libres que nulle part ailleurs quand bien même ce monde souterrain est régi par des règles strictes, comme si l’eau qui portait leurs corps allégeait aussi leurs contrariétés et leurs soucis. Alice fait partie de cette communauté de nageurs et trouve beaucoup de réconfort dans la pratique de la natation. C’est une ancienne technicienne de laboratoire à la retraite qui en est aux premiers stades de la démence et, même si elle commence à oublier le code de son casier ou l’emplacement de sa serviette, « dès l’instant où elle se glisse dans l’eau, elle sait ce qu’il faut faire ». Par ailleurs, si là-haut il y a « des incendies, des alertes à la pollution, des sécheresses bibliques, des bourrages papier, des grèves des profs, des insurrections, des révolutions, et des journées caniculaires », à la piscine rien ne change, la température est toujours de vingt-sept degrés et dès qu’elle est dans l’eau, c’est le nirvana. Car nager est plus qu’un passe-temps, c’est une passion, « une drogue choisie ». Pour raconter tout cela, Otsuka retrouve sa façon très particulière d’user d’un sujet collectif où se fondent les individualités, un nous formé de plusieurs énonciations singulières et qui les englobe toutes, comme cela avait été le cas dans Certaines n’avaient jamais vu la mer.
Mais voilà qu’un jour apparaît une fissure dans le fond de la piscine, semant le trouble dans la communauté des nageurs. « Dans nos vies réelles, là-haut sur la terre ferme, nous sommes plus soucieux que de coutume. » Et ce d’autant que cette première fissure, presque imperceptible, va être suivie de plusieurs autres, préfigurant les atteintes irréversibles qui vont fissurer petit à petit le cerveau de la vieille dame. Et finalement, la piscine sera fermée, non pas pour les dix jours habituels du mois d’août, mais définitivement, pour des raisons de sécurité.
Dans la deuxième partie du roman, nous sommes dans un EPHAD prénommé Belavista, spécialisé dans les troubles de la mémoire, où Alice va passer la dernière partie de sa vie. Otsuka se livre alors à une radiographie sans affect de l’établissement, décortiquant ses règles de fonctionnement au scalpel, analysant surtout le langage qui y est utilisé. « La maladie n’est pas temporaire. Elle est évolutive, inguérissable et irréversible. Et au bout du compte, comme la vie en somme, elle débouchera sur la mort. Les médicaments ne peuvent pas l’arrêter. Le thé vert infusé avec du ginkgo biloba et du gotu kola n’y changera rien. Les prières ne seront d’aucune efficacité. Les mouvements de qi gong, franchir les étapes et donner plus de sens à sa vie (trop tard pour ça) n’auront aucun effet (…) Vous êtes certes une personne particulière mais votre cas ne l’est pas. » Le mensonge compassionnel n’a ici pas de place : on ne dira jamais que telle personne a l’air parfaitement normale, mais qu’elle est pré-symptomatique ; « ça ira mieux demain » est une platitude qui n’a pas cours ici.
Dans cet univers parfaitement clinique, l’émotion s’immisce néanmoins entre les lignes quand la narratrice prend enfin la parole. C’est la fille d’Alice et la relation mère-fille a toujours été distante. « Pas une fois tu n’as invité ta mère à te rendre visite depuis toutes ces années que tu es partie. Jamais tu ne lui as écrit. » S’il est trop tard à présent pour réparer, écrire cette mère est sans doute la seule façon de la garder vivante. « Tu as refermé la porte. Tu lui as tourné le dos. Tu es devenue silencieuse, immobile, comme un animal. Tu lui as brisé le cœur. Et tu as écrit. » Le roman se termine sur une image lumineuse : celle de la mère qui regarde le livre publié de sa fille qu’elle vient de lui apporter et dévisage intensément la photo sur la jaquette. Ses yeux plongent alors dans ceux de sa fille avec émerveillement, on dirait qu’elle va se mettre à parler.
La Ligne de nage de Julie Otsuka, Gallimard, 2022, 176 p.