Critiques littéraires Poésie

Beyrouth, la ville fantôme de Abbas Beydoun…

Beyrouth, la ville fantôme de Abbas Beydoun…

D.R.

Kalima akbar min beit, « un mot plus grand qu’une maison » telle est la traduction en français du titre du dernier recueil de poésie en langue arabe de Abbas Beydoun. Recueil qui se range parmi une quinzaine d’œuvres d’inspiration lyrique que le mage du Sud, né en 1945 dans un village près de Tyr, peaufine comme tous ses autres opus, en fin orfèvre des mots.

Virulent chroniqueur du quotidien arabophone Safir, jamais loin de la contestation, de la révolte et d’un acerbe sens critique, le romancier et journaliste, traduit en plusieurs langues étrangères (anglais, français, allemand, italien), Prix Sheikh Zayed en 2012 pour son roman L’Automne de l’innocence, n’a jamais renoncé à la poésie dans ce monde de brutes. C’est son langage premier.

Ce dernier recueil pose un regard sensible et compatissant sur un pays qui s’effrite, sans que cela émeuve les gouvernants, après ses diverses crises face au corona, l’hyperinflation, la destruction systématique de toutes structures et infrastructures sociales et étatiques.

Plus d’une quarantaine des poèmes brefs pour un recueil mince, aux pages largement mordues de blanc et pourtant si intense, si dense. Des mots qui résonnent, justes et forts dans leur écrin de vers libres, sans le carcan d’une prosodie classique ou conventionnelle. Des mots qui flirtent avec l’air délétère d’une ville qui n’a pas oublié ses malheurs d’épidémies consécutives et encore moins sa monstrueuse explosion d’un port livré impunément à des tonnes de nitrate d’ammonium. Sans le moindre souci de la proximité d’une innocente population ignorante de l’immense danger qu’elle côtoyait depuis des années.

Dans ce registre de prise de conscience et de déchéance collective, le poète distille en toute lucidité son verbe, non pour louer ou cajoler une ville autrefois sultane des villes, mais dénoncer son aspect cafouilleux, cabossé ainsi que son profil de lugubre fantôme. Il parle du vide sidéral, de l’absence, de la misère, de la trahison, du silence multiple, des disparus, des morts, de la souffrance, de la privation, de la solitude, des voleurs, des façades craquelées, des rêves trompeurs, d’une mer polluée.

Les souvenirs amers, la mémoire blessée, la ville défigurée et les citoyens désemparés fusionnent dans ces pages, reflet d’un profond monologue intérieur.

Regard désabusé et sans concession même s’il est parfois teinté d’un certain romantisme, Abbas Beydoun lance, dans son élan d’une phrase à la musicalité toujours douce et d’une incroyable légèreté, cette curieuse combinaison de vocables : « Les mots ne sont pas des oiseaux alourdis par de grandes pierres… » Et un peu plus loin, il s’attriste pour ses compatriotes en ces termes : « Ils ont traversé des années sans les vivre »…

L’image cauchemardesque reste sans doute celle de ce port devenu toxique dans tous les sens du mot. Et le « Voyant » de Bint Jebeil, un des meilleurs poètes contemporains d’expression arabe, d’écrire : « Tout est détruit autour. Le seul bâtiment resté se dresse sur la mer, solitaire et sans épaule… Le verre est sorti des yeux mais aussi des pages des livres et bien sûr des chansons qui se sont cassées sur la terre… »

Pour conclure, dans une sorte de rage, d’ironie, de dépit, d’impuissance et d’irrépressible colère, dans cette lutte perfide et inégale entre anges et démons, entre justes et odieux, le poète, pour un oubli total, a « besoin du sommeil des chaussures ».

Lui le pacifiste finit par lâcher, devant tant de mensonges, de duperies et d’une réalité si révoltante d’absurdité, ce bout de phrase qui en dit long sur l’amertume, la fureur, l’agitation, le ras-le-bol, la nausée et la noirceur de ses sentiments : « Dois-je regretter une vie sans jamais posséder un revolver ? » Effectivement, les mots sont plus grands qu’une demeure, qu’une ville et ne sont certainement pas des oiseaux !

Kalima akbar min beit de Abbas Beydoun, Naufal-Hachette, 2022, 96 p.


Kalima akbar min beit, « un mot plus grand qu’une maison » telle est la traduction en français du titre du dernier recueil de poésie en langue arabe de Abbas Beydoun. Recueil qui se range parmi une quinzaine d’œuvres d’inspiration lyrique que le mage du Sud, né en 1945 dans un village près de Tyr, peaufine comme tous ses autres opus, en fin orfèvre des mots. Virulent chroniqueur...

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