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Agenda - Disparition

Thérèse Saber, la maman de « L’Orient-Le Jour »

Thérèse Saber, la maman de « L’Orient-Le Jour »

Thérèse Saber.

« Elle était notre mère à tous. »
Qu’il est terrible cet imparfait. Ce 30 décembre, la grande famille de L’Orient-Le Jour a perdu celle que beaucoup, ici, considéraient comme une maman. « Elle était notre mère à tous. » Ces mots, nous les avons entendus en boucle dans les couloirs tristes du journal vendredi. Thérèse Saber était entrée au journal en 1973. Elle avait 20 ans. Elle avait débuté sa carrière en tant que téléphoniste. Un poste qui, rapidement, était devenu trop étroit pour ce petit bout de femme énergique, perpétuellement juchée sur des talons. Au fil des mois et des années, Thérèse a pris en charge la gestion des publicités. « Ah non, celle-ci tu ne peux pas la décaler à gauche. C’est une publicité qui va à droite chérie. » Des publicités, elle était passée aux petites annonces et aux nécrologies que personne ne voulait gérer. En chemin, elle avait appris à monter une maquette. D’abord sur ces grandes feuilles millimétrées bleues, puis, quelques années plus tard, sur un grand Mac blanc. Elle était aussi la gardienne des Bics et des paquets de Kleenex. Ceux qu’elle aimait un petit peu plus que les autres avaient droit à un bic rouge en plus du bleu.

Thérèse était la gardienne du temple, la gardienne de tout. Et ce n’est pas un hasard si pendant le siège de Beyrouth, en 1982, c’est à elle que Issa Goraieb avait confié les clés du garde-manger rempli, par ses soins, de boîtes de thon, de fromage et de spaghettis.

Et puis un jour de 1985, alors que les combats faisaient rage à Beyrouth-Ouest, un taxi venant d’Achrafieh et transportant cinq membres de L’Orient-Le Jour s’arrête brutalement au niveau du siège des ministères du Tourisme et de l’Information, à Sanayeh, le chauffeur ayant entendu des coups de feu assez proches. « Descendez vite ! » lance-t-il, en état de panique. Les cinq passagers s’exécutent. Aussitôt, ils sont pris pour cible par les soldats de la sixième brigade de l’armée postés à l’entrée des ministères, qui croyaient faire l’objet d’une attaque. Les balles crépitent et les journalistes ont à peine le temps de s’aplatir derrière une voiture stationnée de l’autre côté de la rue. Soudain, la seule femme du groupe se met debout, bien en vue, et lance à l’adresse des soldats : « Sahafé, sahafé (presse). » Dix minutes plus tard, le groupe arrive sain et sauf au siège du journal, à Hamra. Thérèse avait fait preuve d’une autre facette de ses innombrables talents : celle que façonne le courage...

Si Thérèse n’avait peur de rien ni de personne, elle pouvait susciter une certaine crainte. Arriver en short au bureau un jour de semaine, c’était prendre le risque de s’exposer à un courroux porté par une gouaille unique et une répartie cinglante. Les colères de Thérèse n’étaient toutefois que des orages brefs une journée d’été. « Elle m’engueulait souvent, mais elle était gentille » ; « Elle nous aimait à sa manière ».

Thérèse, dont la vie personnelle n’était pas toujours simple, ce qu’elle confiait avec beaucoup de pudeur à certains membres de la rédaction, veillait sur ce journal qui était sa vie et sa seconde famille. Elle disait : « Je suis la mère de tous les employés. » Et elle s’occupait de cette famille. Avec des petits cadeaux, chaque année, pour la fête d’une jeune journaliste qu’elle considérait comme sa fille ; avec des attentions, aussi, pour tout le monde.

Et puis il y avait les rituels, quasi sacrés. Le café, chaque jour, à 15h30. Pas le café facile et pas bon de la machine. Le café qu’elle faisait elle-même, dans la rakwé.

Thérèse, c’était un dévouement total à ce journal, longtemps première arrivée et dernière partie. Vendredi, sur son lit d’hôpital, peu de temps avant de partir, elle insistait à signer les bons d’essence. Et elle les a signés ces bons d’essence.

Thérèse était partout. « Aux archives et au café, au carnet et à la direction de la propreté, à l’approvisionnement et au sapin de Noël, au central et filtrage des intrus, à la fête et à la compassion, à la défense des droits, surtout, vent debout contre toutes les injustices, grande gueule, cœur tendre, un gouvernement à elle seule ! Thérèse était la gardienne de la grande histoire et des petits secrets de L’Orient-Le Jour. » Thérèse était aussi un pont, un lien, entre les trois dernières générations qui ont fait et font ce journal.
« Thérèse est la moudira du journal », avait lancé Nayla de Freige, un jour, lors d’une réception.

C’est au journal que son grand cœur a commencé à la lâcher vendredi. Et à nous lâcher tous. Laissant un grand vide derrière elle.

Elle est partie, mais pas vraiment en fait. En témoignent ces promesses faites vendredi par plusieurs membres de L’Orient-Le Jour :
– Nous nous tiendrons bien en ton absence.
– Nous écrirons sans râler ces petites informations qui viennent remplir ton espace Carnet.
– Nous ferons attention à ne pas gaspiller les fournitures.
– Nous ne décalerons aucune pub sans prévenir qui de droit en amont.
– Nous ne viendrons pas en short au travail.
– Nous ne mettrons pas nos pieds sur les bureaux.
– Nous ferons ton sapin de Noël chaque année.

« L’année prochaine, ce sera mes 50 ans au journal. Vous allez me faire quelque chose, n’est-ce pas ? » avait-elle lancé vendredi matin.
Évidemment, nous allons te faire quelque chose Thérèse.

Le roc du journal

Thérèse, c’est le roc du journal. C’est celle qui depuis 50 ans de service à L’Orient-Le Jour savait tout ce qui s’y passait. Mieux qu’un journaliste ! Elle avait un avis sur tout et ce n’est pas pour rien qu’il m’arrivait de parler d’elle en l’appelant « le PDG ». Car croyez-moi, elle avait souvent le dernier mot.

Je me souviens que pour protéger les locaux de Kantari le sombre 7 mai 2008, elle avait décidé de dormir seule dans le couloir menant à son bureau sur un matelas improvisé, pour « empêcher quiconque de forcer les étages ».

Elle s’occupait aussi bien de la petite caisse des fournitures que de la maquette de la page Carnet. C’était aussi elle les grands déménagements, la crèche de Noël, les veilles jusqu’à des heures indues lorsqu’il fallait attendre une dernière annonce à publier. Les congés d’ailleurs, elle ne savait pas ce que cela voulait dire.

Thérèse, tu t’es toujours occupée de la publication des hommages aux plus célèbres des défunts, jusqu’à hier soir lorsque je t’ai fait parvenir celui pour Chadia Tuéni que tu m’as promis de faire passer dans les plus brefs délais.

Aujourd’hui, c’est à nous de te rendre hommage, pour ton dévouement, ta détermination, tes entêtements bourrés de bon sens, ta serviabilité, ta gentillesse camouflée par un ton parfois bourru pour bien affirmer ton autorité.

Sans toi, notre vie quotidienne à L’Orient-Le Jour ne sera plus la même…

Nayla de Freige

Imaginer le journal sans elle ? Impossible

Elle avait déjà surmonté la mort une fois. L’air fatigué, le souffle haletant, on avait récupéré Thérèse assise sur les escaliers du premier et l’avait emmenée à l’hôpital. Elle s’en était sortie de justesse. À son retour, on avait dû se mettre à plusieurs – médecins, famille, collègues, direction – afin de la persuader de réduire ses horaires (9 heures-minuit, six jours par semaine), la cigarette et les efforts intempestifs. Après 48 ans au journal, six déménagements, deux faillites évitées de peu et un nombre conséquent d’obus et de drames, Thérèse en avait vu d’autres. Le journal était sa raison d’être et il méritait qu’on lui sacrifie tout. Y compris sa propre santé. C’est peut-être ce sens du sacrifice qui définissait le mieux notre Thérèse à nous, celle qu’on appelait « notre PDG ».

Imaginer L’Orient sans elle ? Impossible. Qui sera là pour conjuguer tendresse et réprobation dans sa critique quotidienne de la gestion du groupe et son amer constat que « les choses ne sont plus comme avant » ? Qui pour défendre bec et ongles ses finances avec une frugalité héritée des années de guerre ? Qui pour préparer la rakwé matinale et rassembler ses collègues autour des derniers ragots ? Comme personne, Thérèse était attachée au journal, et nous à elle. Droite dans ses bottes, émouvante, authentique, elle a vécu ses derniers instants dans ce journal qui était le sien. Et dans cette page qu’elle avait commencé à assembler hier comme chaque jour depuis des décennies, elle figurera, digne, demain.

Michel HELOU

Thérèse Saber. Photo Michel Sayegh



« Elle était notre mère à tous. »Qu’il est terrible cet imparfait. Ce 30 décembre, la grande famille de L’Orient-Le Jour a perdu celle que beaucoup, ici, considéraient comme une maman. « Elle était notre mère à tous. » Ces mots, nous les avons entendus en boucle dans les couloirs tristes du journal vendredi. Thérèse Saber était entrée au journal...