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Culture - Musique

La thérapie par le blues, tous les lundis, au Quadrangle

Malgré la guerre, les changements politiques et une crise économique inédite, des amateurs inconditionnels de la note bleue, dont Kamal Badaro et le Monday Blues Band, ont réussi à maintenir des concerts du genre au Liban.

La thérapie par le blues, tous les lundis, au Quadrangle

De gauche à droite : les musiciens de blues Tony Rizallah, Kamal Badaro, Roland Ghobril et Anna Kudinova Mattar se produisent au bar Quadrangle à Hazmieh, juste au sud de Beyrouth, le 26 septembre 2022. (Crédit : João Sousa/L’Orient Today)

À 67 ans, Kamal Badaro déborde toujours d’une énergie intarissable pour le blues.

Le joueur de blues multi-instrumentiste se produit au Quadrangle, un bar douillet de Hazmiyé, au sud de Beyrouth, au moins une fois par semaine, jonglant parfois entre guitare, piano et chant au cours d’un même morceau. Même lorsque les clients pointent uniquement pour trinquer au bar, Kamal Badaro réussit à les faire participer. Avec ses encouragements, tout le monde danse à un moment ou à un autre de ses sets en chantant des chansons comme Whiskey Drinking Woman, du saxophoniste Lou Donaldson, qui suscite quelques rires en raison du ton humoristique qu’il adopte en l’interprétant.

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Kamal Badaro et le Quadrangle sont les principaux témoins d’une scène de blues autrefois florissante au Liban, alors que la crise économique a fait passer la musique au second plan dans le quotidien des gens, même parmi les musiciens. Pour ce passionné de blues et pour beaucoup d’autres irréductibles de la scène, la passion pour le blues remonte au temps de la guerre civile – une autre période difficile de l’histoire du Liban – durant laquelle nombre d’entre eux ont passé des années à l’étranger. En 1993, peu après la fin de la guerre, un groupe de musiciens et d’aficionados a commencé à se réunir à Hazmiyé, dans la maison de Pierre Issa, un ami de Kamal Badaro lui aussi passionné de blues.

Bien que le blues ne soit pas originaire du Liban, ce style musical a trouvé de nombreux fans libanais. Pour certains, cette musique exprime des tragédies au niveau individuel comme sur le plan national.

Kamal Badaro s’est initié à la musique à l’âge de cinq ans selon la volonté de ses parents. Sa mère jouait de la guitare et il a d’abord fait ses gammes au piano au conservatoire où il a acquis également quelques notions de théorie musicale. Après six ans de pratique, il se forme à la batterie. Comme pour tout batteur en herbe, ce nouvel instrument est vite devenu un cauchemar pour les voisins.

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En 1975, après le début de la guerre civile, Kamal Badaro se rend à Paris pour y étudier l’économie. À l’époque, de nombreux Libanais émigrent pour échapper à la guerre. Comme pour beaucoup d’autres expatriés, c’est un traumatisme personnel qui est à l’origine de son départ. « Après cette tragédie, le blues est devenu ma thérapie, c’est une musique tellement triste », confie-t-il.

Ne pouvant emporter son piano ou sa batterie avec lui en France, il embarque la guitare classique de sa mère et commence à se familiariser avec les accords.

Il devient accro au blues après qu’un ami, Sélim Haddad, qu’il décrit comme son « mentor musical », lui a envoyé la chanson Slow Blues des Allman Brothers. « Elle avait quelque chose qui m’a vraiment ému, et depuis, j’ai dit à mon ami de m’envoyer toutes les chansons qu’il connaît de ce genre », se rappelle celui qui se présente non comme un musicien, mais comme un passionné de blues.

À l’époque, de grands musiciens de blues et de rock influencés par le blues, comme BB King, Eric Clapton, Carlos Santana et Howlin’ Wolf, jouaient à Paris où Kamal Badaro a tous pu les voir en concert.

Kamal Badaro se produit le 26 septembre 2022 au bar Quadrangle, à Hazmiyé, au sud de Beyrouth. Crédit João Sousa / « L’Orient Today »

Un lien entre les générations

Pierre Issa est rentré au Liban en 1981 après avoir étudié à l’étranger, à Austin, au Texas. Déjà fan de blues avant de se rendre aux États-Unis, le fait de vivre à Austin lui a donné « l’occasion de voir et d’entendre tous les maîtres du blues, du jazz et du rock, notamment BB King, Albert King, Albert Collins, John Lee Hooker, Muddy Waters et Stevie Ray Vaughan », précise-t-il. À son retour au Liban, il transforme la maison de ses parents à Hazmiyé en un bar de blues privé et organise des rencontres tous les lundis. Les adhérents, au départ trois personnes, se sont rapidement comptés en dizaines.

Nombre de joueurs de blues actuels au Liban ont d’ailleurs fait leurs débuts dans la maison de Pierre Issa. « Il y avait entre 50 et 60 personnes, certaines jouaient et la plupart se contentaient d’écouter. Parfois, des étrangers venaient dans cette maison soit pour jouer, soit pour assister, et Pierre Issa se présentait et les invitait à entrer », se souvient Kamal Badaro.

Par la suite, Issa et Badaro rencontrent Tony Rizkallah, le propriétaire du Quadrangle, qui est devenu le bassiste du groupe surnommé le Monday Blues Band. Pierre Issa affirme que jusqu’à aujourd’hui, il joue toujours avec son groupe Sweet Ride une fois par semaine dans cette maison et dans d’autres clubs de temps en temps.

Pour mémoire

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Le Monday Blues Band, dont les membres actuels sont Kamal Badaro, Tony Rizkallah, Issa Goraïeb au saxophone (et éditorialiste à L’Orient-Le Jour, NDLR), Fouad Goraieb au chant et à la guitare, et Ghassan Sakr à la batterie, a commencé à se produire au Quadrangle en 1999. Fidèle à son nom, le groupe – qui comprenait à l’époque Issa, Rizkallah et Badaro – jouait au Quadrangle tous les lundis. « Si je devais voyager, je faisais en sorte de pouvoir revenir le lundi », raconte Kamal Badaro.

Il dit avoir commencé à jouer de la basse parce qu’il voulait faire partie d’un groupe et que personne ne voulait en être le bassiste. Il se dit satisfait d’être à l’arrière et de pouvoir profiter du spectacle.

Le bar Quadrangle à Hazmieh, au sud de Beyrouth, le 26 septembre 2022. (Crédit : João Sousa/L’Orient Today)

« Je pense qu’un bassiste doit assumer le fait qu’il n’est pas le membre le plus visible du groupe. Il doit savoir donner ; c’est pourquoi la plupart des bassistes sont des ingénieurs du son qui se soucient surtout de la qualité du son, déclare-t-il. Partager la scène avec tant de musiciens talentueux est un don du ciel, ces moments sont inestimables. » Tony Rizkallah renchérit : « Le plus important est de pouvoir passer une bonne soirée et de transmettre ce que vous ressentez à la foule, et elle vous rendra cette énergie, et ce va-et-vient est sans limite. »

Certains fidèles des soirées blues sont des fans de longue date de la génération de Kamal Badaro, mais le Quadrangle et les groupes de blues avec lesquels il joue chaque semaine ont également constitué une porte d’entrée pour les jeunes qui viennent jouer au billard et aux fléchettes, et finissent par se découvrir une passion pour une musique généralement plus populaire auprès de la génération de leurs parents.

« Avant de fréquenter le Quadrangle, je ne mettais du blues que si je jouais au poker, mais j’ai commencé à y aller tous les lundis, et j’y ai rencontré Kamal Badaro et Pierre Issa, raconte Nour Atwy, 27 ans. J’ai aimé le fait que des personnes plus âgées soient toujours aussi passionnées par leur musique. Tous les musiciens invités au hasard sur la scène, l’interaction du groupe avec la foule et l’improvisation musicale à chaque fois qu’ils jouent m’ont fait tomber amoureux du genre. »

Le jeune homme, qui est également guitariste, a déclaré que la première fois qu’il a joué sur scène, c’était lorsque Kamal Badaro l’a invité à jouer un solo de guitare pendant l’une de leurs performances. « Jouer sur scène est unique, qu’il y ait 20 ou 100 personnes. Cette première expérience n’a vraiment pas de prix : l’excitation que j’ai ressentie, le fait que je donnais des sentiments aux gens et qu’on me les rendait. Je ne voulais vraiment pas que cette performance se termine », confie le musicien.

En regardant pour la première fois le Quad House Band, dont Kamal Badaro est membre, Rami Khoury, un joueur de oud âgé de 21 ans, dit avoir été particulièrement attiré par la performance de Badaro. « Le blues, plus que tout autre genre musical, exprime beaucoup d’émotions et Kamal en est un excellent exemple », avance le jeune homme.

Kamal Badaro révèle pour sa part qu’il vient pour le plaisir de jouer et pour le public, et non pour le salaire. « Je n’ai jamais fait de bénéfices avec la musique et je pense que c’est un point très important, car nous n’avons pas eu à faire de compromis sur nos critères, et cela se voit dans nos performances, déclare-t-il. J’ai besoin de l’énergie de la foule. Si la foule n’est pas heureuse, cela m’affectera certainement, et l’inverse est également vrai. »

Une partie de la passion du multi-instrumentiste pour le blues vient de la spontanéité inhérente du genre. « Si quelqu’un joue de la musique classique, il sait ce qu’il va jouer. Ce qui caractérise le blues, c’est qu’il est question de sentiments et qu’il y a aussi beaucoup d’improvisation, de sorte que la performance est différente chaque jour, ce qui vous rend aussi sujet à des erreurs. C’est un métier à risque », souligne-t-il.

Le Quadrangle, principal survivant d’une scène de blues autrefois florissante au Liban. (Crédit : João Sousa/L’Orient Today)

À travers les moments difficiles

Le 14 février 2005, le Quadrangle s’attendait à accueillir 250 personnes pour la Saint-Valentin. Mais ce jour-là, l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et 21 autres personnes ont été tués par un attentat dans le centre-ville de Beyrouth. Les réservations au Quadrangle ce soir-là ont été annulées et les tensions politiques qui ont suivi ont secoué la scène musicale, indique Rizkallah.

Mais les choses se sont vite équilibrées, comme c’est souvent le cas au Liban. Au cours des années suivantes, des groupes et des musiciens de blues de renommée internationale s’y sont produits, comme le musicien de blues américain d’origine libanaise Otis Grand, Lucky Peterson et Larry Coryell, dont beaucoup ont été des musiciens invités du Monday Blues Band.

La musicienne de blues Anna Kudinova Mattar se produit au bar Quadrangle à Hazmieh, le 26 septembre 2022. (Crédit : João Sousa/L’Orient Today)

Le groupe connaît son apogée lorsqu’il est invité par Noura Joumblatt – l’épouse du leader du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt – à participer au Festival de Beiteddine en 2019. « J’ai demandé à Mme Joumblatt si Eric Clapton venait au Liban et je lui ai dit que nous voulions faire sa première partie... Je n’ai pas pu y croire quand elle m’a dit que nous étions le groupe principal. L’ingénieur du son nous a ensuite dit que nous avions tout déchiré ce jour-là », se souvient Kamal Badaro.

Depuis la crise économique inédite qui a démarré en octobre 2019, des milliers de personnes ont quitté le Liban, y compris des musiciens. De moins en moins de lieux organisent des événements musicaux, et le Quadrangle en fait partie. « Après la crise, nous avons souffert des coupures d’électricité, du manque d’approvisionnement pour les bars et de bien d’autres choses. Tout le monde ne peut plus se permettre de payer une consommation au bar, même si nous avons essayé de rendre les prix aussi abordables que possible », souligne Tony Rizkallah.

Le Quadrangle a également dû commencer à percevoir des redevances sur les groupes, ce qu’il ne faisait pas auparavant. « L’endroit a la responsabilité de maintenir la scène musicale en activité pour les clients, soutient Rizkallah. C’est un exutoire pour eux, ils ont l’impression de voyager dans un autre pays, loin de tout ce qui se passe (au Liban). »

Le Monday Blues Band a également été touché par la pandémie de Covid-19 qui a terrassé leur chanteur Victor Kabbabe en 2020. Après cette disparition, Badaro s’est découvert comme chanteur sous les projecteurs. « Avant, je ne (chantais) pas en public parce que j’étais très timide, même si je le faisais en privé, déclare-t-il. Mais quand Victor est décédé, il fallait que quelqu’un prenne le relais. »

Kamal Badaro lors d’un concert au Deir el-Qalaa country Club le 25 juillet 2022. Photo Monica Karam

Si la musique blues est née dans le contexte spécifique des difficultés de la communauté noire aux États-Unis, beaucoup de ses aficionados libanais disent qu’elle leur a aussi « parlé » après les tragédies que le pays a traversées.

« Pierre Issa a été une source d’inspiration pour moi, il m’a dit que la musique blues est absolument tout pour lui, indique Nour Atwy. Il jouait pendant la guerre civile et tout au long des conflits du Liban jusqu’à aujourd’hui. Le dévouement de Issa et de Badaro à la musique pendant toutes ces années, même s’ils ont ailleurs des emplois à temps plein, m’a vraiment ému. J’ai été inspiré par le charisme et l’humilité de Badaro sur scène, et ce n’est vraiment pas normal qu’un tel talent n’ait pas été découvert. C’est dommage qu’il vienne du Liban, sinon, il aurait eu plus de chance. »

À 67 ans, Kamal Badaro déborde toujours d’une énergie intarissable pour le blues. Le joueur de blues multi-instrumentiste se produit au Quadrangle, un bar douillet de Hazmiyé, au sud de Beyrouth, au moins une fois par semaine, jonglant parfois entre guitare, piano et chant au cours d’un même morceau. Même lorsque les clients pointent uniquement pour trinquer au bar, Kamal Badaro...

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