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Culture - Théâtre

Quand la rue beyrouthine s’invite sur les planches de Zoukak

Dans les coulisses de « Meaning Making Cocktail », pièce engagée et miroir d’un Beyrouth en perdition, la metteuse en scène Jana Bou Matar se confie à « L’Orient-Le Jour ».

Quand la rue beyrouthine s’invite sur les planches de Zoukak

Quelques heures avant l’avant-première, avec, de gauche à droite, les trois comédiens Joe Ramia, Antonella Rizk (en noir) et Farah Kirdy (en blanc), et Jana Bou Matar, la metteuse en scène. Photo DR

Coincée entre les artères Pierre Gemayel et Émile Lahoud, au niveau de la démarcation entre les quartiers de Mar Mikhael et de Bourj Hammoud, se cache la modeste porte d’entrée du studio Zoukak, compagnie de théâtre devenue actrice majeure et engagée de la vie culturelle au Liban. Mercredi 7 septembre, à l’issue de l’avant-première de Meaning Making Cocktail (Cocktail de création de sens), L’Orient-Le Jour s’est infiltré dans les coulisses en compagnie de Jana Bou Matar, metteuse en scène de la pièce et directrice adjointe des lieux.

La performance a été développée dans le cadre du Kawalis Zoukak Mentorship Program, une formation sur le travail d’écriture, d’interprétation, de mise en scène, de production et d’utilisation du théâtre comme outil de médiation psychosociale, proposée par le studio. Écrite et réalisée par la jeune et talentueuse Bou Matar (sa première création), elle est interprétée par Farah Kirdy, Antonella Rizk et Joe Ramia, trois jeunes comédiens libanais que le musicien Ali Sabbah accompagne de sa guitare et de son tambourin. Tous partagent une même vision engagée du théâtre. Junaid Sarieddine, cofondateur de Zoukak, croisé ce soi-là, avouera être « impressionné par les débuts prometteurs et l’aboutissement de la première pièce de la jeune artiste (et de son équipe) ».

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Jana Bou Matar présente sa pièce comme étant « une étude contemporaine sur le sens, une analyse sur ce qui le construit et le déconstruit, à l’échelle aussi bien individuelle que collective ». Le texte est mis en forme par trois comédiens qui racontent l’histoire de deux individus vivant dans une ville en plein effondrement. Les trois personnages sont : la personne qui reste, celle qui essaye de partir et la personnification de la ville. Aucun nom ne leur a été donné. Un choix qui, selon Bou Matar, « soutient une dualité, et brise les frontières entre réalité et fiction à travers la création d’une langue où les interprètes sont à la fois le personnage qu’ils jouent et eux-mêmes », à savoir Antonella, Farah et Joe.

La metteuse en scène et son équipe se sont intéressées de près au concept de dualité. « Dans la pièce (et dans la vie), le dialogue n’est jamais entre deux personnes uniquement, il y a toujours une troisième entité qui vient briser ce système binaire. Cette entité donne vie et sens à cette relation à travers son regard », commente-t-elle.

Une avant-première prometteuse

Avant le début du spectacle, le décor sobre mais soigné apparaît : un banc en premier plan, quelques chaises et une table un peu plus loin. Au fond de la scène, Ali Sabbah entouré de ses instruments. Quand la répétition commence, le jeu de lumière, assuré par Ahmad Hafez, est saisissant et le sera tout au long de la représentation. Pendant un peu plus d’une heure, les trois personnages sont sous l’emprise du temps et évoluent dans un présent qui leur échappe sans cesse, perdus dans les illusions et les idéologies, en quête de vérité. Ensemble, ils aspirent à l’indépendance, à l’émancipation et à l’affirmation d’eux-mêmes… Au gré des rencontres et des séparations, les interprètes tentent de se retrouver dans l’histoire de l’effondrement de la société, pendant qu’elle continue de s’écrire avec ou sans eux. Face à une politique absurde et à l’absurdité de la politique, ils résistent à l’idée d’associer un sens au récit dominant. Pourtant, sur scène, ils composent des moments suspendus qui résonnent dans l’espace et dans le temps, et se demandent si un jour ils seront capables d’exister, de trouver du sens, d’avoir un sens…

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À la fin de la répétition, un sentiment de satisfaction générale se fait sentir. L’intime comité présent applaudit, se lève et acclame les comédiens qui ont l’air satisfaits, « malgré les nombreuses épreuves traversées », confiera Farah Kirdy. En effet, durant l’élaboration du spectacle, Jana Bou Matar et son équipe ont été confrontées aux multiples défis du quotidien d’une ville étranglée par de nombreuses crises. « Avec le prix des transports aujourd’hui, cette pièce était suicidaire ! » s’exclame la metteuse en scène en marge de la représentation. « Pour la plupart d’entre nous, le théâtre est devenu notre seconde activité… La situation reflète l’urgence pour cette pièce d’exister », ajoutera-t-elle.

Mais aujourd’hui, l’équipe est soulagée, heureuse, et peut être fière du résultat. Le spectacle est prêt.

Destruction créatrice

Les méthodes de création de la compagnie Zoukak, reposant sur l’improvisation et la création collective, permettent au groupe de contourner les difficultés du quotidien qui viennent alimenter la créativité de la metteuse en scène et s’introduit avec finesse dans la représentation qui documente et ose dire à voix haute ce que l’on pense tout bas. Jana Bou Matar fait ainsi rentrer la rue dans le théâtre : « Le spectacle parle de et est l’effondrement de la ville. Il nous est même arrivé, pendant la répétition d’une scène sur la crise, … que l’électricité soudain s’arrête ! » Ironie du sort …

Théâtre

La parole est aux hommes

Ainsi, Meaning Making Cocktail n’est ni fictive ni réelle ; elle se situe dans un entre-deux. La pièce est un reflet de la réalité, sans tabou, tout comme la réalité est devenue une fiction absurde. C’est un spectacle miroir du quotidien, où « chacun d’entre nous voit le matériel en fonction de son histoire et de son bagage, ce qui enrichit toute l’expérience. Nous ne pouvons pas rester ici (à Beyrouth) sans nous impliquer », dira celle pour qui la crise n’a fait que mettre davantage en évidence son engagement politique.

Réflexion collective sur la situation actuelle et recherche de sens avec, de gauche à droite, Farah Kirdy, Joe Ramia, Antonella Rizk et Ali Sabbah, lors de l’avant-première de « Meaning Making Cocktail ». Photo DR

Théâtre politique

Car, pour elle, « faire du théâtre ici est différent de l’Europe où sa pratique est plus esthétique et philosophique. Ici, il y a urgence à faire du théâtre ! » insiste-t-elle.

La metteuse en scène voit le théâtre comme moyen de faire un travail d’introspection sur soi et d’analyse de son environnement, qu’elle exprime ensuite sur scène. Pour elle, « le théâtre est un acte politique, surtout ici… Rester au Liban est aussi devenu un acte politique ! ».

Bou Matar fait partie de ceux qui ont décidé de rester au Liban malgré le manque de soutien, de support et d’infrastructures, « parce qu’il y a l’urgence et le besoin que les gens réfléchissent ensemble à la situation, sur l’histoire, l’histoire collective. Il faut créer des espaces où ils peuvent venir réfléchir sur ces questions et voir comment on peut changer les choses. »

Ainsi, au milieu du chaos et de la crise, la scène offre une autre dimension de l’existence et cherche à ouvrir un dialogue. « Lors des moments sur scène, je crois que nous créons un “trou” dans le système qui invite a une réflexion, dont le public fait également partie. C’est magique », poursuit la jeune artiste.

La pièce crie au désespoir, appelle au changement sous des paroles violentes : « Regarde dans la mer, dans le ciel, dans le sol, dans la forêt, tu ne trouveras rien, car il n’y a rien à trouver », lance un personnage

Loin de toute illusion d’un Beyrouth romantique, les comédiens crient la vérité et décrivent la ville telle qu’elle est, crue et sans filtre : « Qu’elle (la ville) nous tue chaque jour, malgré qu’on ne veuille pas la quitter, mais qu’on a quand même besoin de dire qu’elle tue et nous prive de futur », révèle l’artiste.

La représentation ouvre ainsi une réflexion binaire sur une question que chaque Libanais se pose chaque jour : pourquoi dois-je quitter le pays et pourquoi dois-je rester ? « Quitter Beyrouth ne veut pas pour autant dire qu’on sera accepté ailleurs, tout comme nous ne sommes pas acceptés ici, estime l’artiste, c’est pourquoi nous devons nous soutenir et chercher une nouvelle manière d’être et de vivre ici. » La pièce représente avec brio cette relation duelle que l’on entretient tous avec Beyrouth, relation qui sans cesse oscille entre amour et haine, que l’on décide de rester où que l’on soit déjà parti.

Making Meaning Cocktail résonnera pendant encore trois jours dans un lieu qui porte encore et garde volontairement des traces de la double explosion qui a bouleversé le pays il y a déjà plus de deux ans...

« Meaning Making Cocktail » ce soir, vendredi 9, ainsi que samedi 10 et dimanche 11 septembre au théâtre Zoukak – 506 Corniche du Fleuve, immeuble Saloumi, premier étage, la Quarantaine, Beyrouth. Les portes s’ouvrent à 19h30, le spectacle commence à 20h30. Billets à l’entrée ou sur www.ihjoz.com

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