Critiques littéraires Exposition

De l’autre côté du miroir, avec Nadja, Breton et le surréalisme

De l’autre côté du miroir, avec Nadja, Breton et le surréalisme

La Réunion des musées métropolitains Rouen Normandie, et plus particulièrement le Musée des beaux-arts de Rouen, tend depuis plusieurs années à articuler les propositions culturelles autour de la connaissance de la Normandie comme terre artistique au XXe siècle. La prochaine exposition met à l’honneur Nadja, le célèbre roman du théoricien du surréalisme André Breton. Ce texte autobiographique, régulièrement au programme des lycéens francophones, a été écrit au manoir d’Ango, à Varengeville-sur-Mer, en 1927.

Au fil des pages, le narrateur évoque sa rencontre avec Léona Delcourt, que la postérité littéraire retiendra sous le nom de Nadja. Cette rencontre passionnelle et fulgurante est restituée comme une aventure à la fois existentielle et esthétique. Breton a envisagé son texte comme un assemblage d’images qui tendent à « éliminer toute description ». Nadja, un itinéraire surréaliste propose des reproductions d’œuvres (Ernst, de Chirico, Braque, Ucello…), de photographies (Man Ray, Jacques-André Boiffard…), d’objets étranges (une paire de gants en bronze offerts par Lise Deharme, des objets mathématiques…), qui incarnent la matérialité du texte. Celle-ci fait écho à l’univers surréaliste et son monde « défendu qui est celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences », vers lequel tend Breton. Ainsi, chaque planche est illustrée par des tableaux, des sculptures, des dessins, des objets qui mettent en valeur les protagonistes du surréalisme (Éluard, Aragon, Desnos, Tanguy…) mais aussi ses thématiques récurrentes (le rêve, l’inconscient, le hasard objectif, l’apparente étrangeté des arts anciens ou non occidentaux) et son histoire.

Le parcours met en exergue un objet singulier dans la mythologie surréaliste : le gant, celui qui matérialise ce qu’il occulte et qui occulte ce qu’il matérialise. Selon Breton, il correspond à l’ambiguïté recherchée par les surréalistes, dont l’expérience artistique est associée à l’errance dans Paris. « C’est là en effet que mes pas me portent, que je me rends presque toujours sans but déterminé, sans rien de décidant que cette donnée obscure, à savoir que c’est là que se passera cela. »

Cette exposition singulière qui se tient au Musée des beaux-arts de Rouen du 24 juin au 6 novembre 2022 interroge directement le visiteur sur les passerelles entre les êtres de chair et de papier. Comment Léona s’est-elle transmutée en une héroïne littéraire et surréaliste du nom de Nadja? Le directeur de la Réunion des musées métropolitains, Sylvain Amic, qui a assuré le commissariat de ce projet avec Alexandre Mare et Florence Calame-Levert, partage les analyses et les questionnements qui entourent Nadja et son itinéraire surréaliste.

Comment le projet autour de la figure des héroïnes, dans lequel s’inscrit l’exposition sur Nadja, a-t-il émergé ?

C’est d’abord l’aboutissement d’une démarche qui a commencé il y a presque cinq ans, lorsque l’on a commencé à réfléchir sur l’égalité hommes-femmes dans les musées. On s’est rendu compte qu’il y avait encore un très grand nombre de biais, et on a mis en place une charte, tout en prévoyant des actions diverses de recherche, de formation, et d’applications, qui ont fait émerger ce sujet d’exposition, autour des héroïnes, en réseau avec une réunion de onze musées. On pose ainsi la question de la fabrique des personnages littéraires : le mot « héroïne » peut faire référence à des personnages de fiction ou à des êtres bien réels, qui ont un statut d’héroïnes par leur itinéraire. Et sous ce vocable, on a agrégé plusieurs initiatives des différents musées.

Pourquoi avoir choisi d’exposer l’univers de Nadja au Musée des beaux-arts de Rouen ?

On poursuit un cycle, qui est la modernité en Normandie. On a montré d’abord Picasso, qui s’était installé au Boisgeloup, près de Gisors, en 1930, puis Braque qui était à Varengeville-sur-Mer en 1931 et qui a attiré là-bas un grand nombre de créateurs, comme Miro, Calder, etc. On a montré la famille Duchamp, les frères et sœurs, qui sont tous très implantés à Rouen et en Normandie… Et là, on a voulu révéler l’écriture de Nadja, dans cette même région, par André Breton pendant l’été en 1927, où de grandes figures du surréalisme l’ont retrouvé (Lise Deharme, Nancy Cunard…). C’est une conjonction un peu magique, une forme d’effervescence qui donne naissance au livre Nadja, autour de la personnalité même de la jeune femme. Cette exposition est l’occasion de montrer qui se cache sous ce pseudonyme.

Ce livre est transgénérationnel, il est régulièrement réinterrogé, c’est un roman un peu initiatique de l’adolescence et du jeune adulte.

On a longtemps pensé que Nadja était un personnage fictif, et peu à peu les recherches ont isolé le personnage, son histoire propre, et on a compris que le livre de Breton renvoyait à cette catégorie du roman contemporain qui est l’autofiction.

L’exposition fait découvrir le destin tragique de Nadja et interroge la part de sa rencontre avec Breton dans son propre parcours de vie. Cette question est toujours posée, et elle est très actuelle avec cette réévaluation des rapports hommes-femmes.

Quelles sont les découvertes qui ont été pour vous les plus surprenantes en concevant l’exposition ?

Dans Nadja, la pensée de Breton n’est pas toujours limpide, il a des formules concises et ramassées, qui suggèrent un grand nombre d’interprétations. L’exposition et le catalogue proposent une forme de mode d’emploi, face à un texte qui nous fait traverser le miroir pour entrer dans une dimension parallèle, que l’on ne peut comprendre qu’avec un certain nombre de prérequis, sur l’histoire du surréalisme mais aussi celle du marché aux puces, de la littérature… J’ai découvert l’étendue de ce faisceau d’informations nécessaire à la lecture du texte, qui parfois appelle le recours à l’intuition. En restituant ce qu’était le mouvement surréaliste en 1927, mais aussi la vie de Breton, ses préoccupations, celles de Léona, le livre paraît plus proche de ce qu’a été leur expérience mutuelle.

Un autre élément très nouveau concerne la vie de Nadja elle-même ; on découvre son histoire personnelle mais aussi l’histoire de la folie, de la psychiatrie, celle du traitement hospitalier à cette époque et pendant la Deuxième Guerre mondiale qui est assez vertigineux. Des hasards heureux ont fait qu’on a pu retrouver des archives, des descendants, ou des objets relatifs à André Breton et sa femme.

Quelles sont les connexions entre Léona Delcourt et Nadja ?

L’exposition prend le livre comme un synopsis à adapter au cinéma. On entre dans la biographie de Breton, de Léona Delcourt, et on cherche ce que le livre nous donne comme indices, plus ou moins explicites. Parfois c’est une image que l’on va chercher à traduire, par exemple Nadja a des visions, qui sont marquées par le contexte symboliste, et par une culture populaire marquée par la littérature fantastique.

Et derrière Nadja, il y a un personnage réel qui souhaite cette transmutation de ce qu’elle est en personnage littéraire. Elle a envie de se sublimer. Ayant une vie difficile, elle a aussi des fulgurances et des intuitions, et elle rencontre tout à coup le poète, qui va pouvoir la transmuter, la faire basculer dans l’héroïne éternelle, un statut nouveau qu’elle acquiert par la littérature. On comprend à travers le catalogue et l’exposition cette volonté, lorsqu’arrive ce croisement des destins. Elle demande alors à Breton de se saisir de cette rencontre car « il faut que quelque chose reste ».

Dans Nadja, comment définir le lien entre le poète et sa muse ?

Il y a des points de rencontre, c’est ce qui fait que les deux sont subjugués l’un par l’autre, et le livre est bâti sur ces « hasards objectifs », comme dit Breton, et ces espèces de coïncidences fulgurantes qui font que tout d’un coup deux univers se rencontrent. Au bout d’un moment, Breton reconnaît qu’il finit par se lasser, les deux univers divergent, ce qu’il souligne surtout dans l’édition révisée. Il s’aperçoit que la folie gagne petit à petit Léona, et tout ne peut pas être réinvesti dans le surréalisme ; Breton ne peut pas reprendre à son compte la folie, c’est un être de raison.

Ce sont aussi deux personnages en recherche d’émancipation. Léona veut se libérer d’un destin qui la maltraite, de sa condition de femme, et Breton cherche à s’affranchir par rapport aux normes, aux dogmes, et émanciper l’imagination et la création. Leurs deux quêtes se complètent très bien.

Très peu d’œuvres artistiques de Léona ont été sauvées. Lorsqu’elle a été internée, elle n’a pas été traitée dans des univers où on faisait attention à l’expression artistique, que l’on retrouve pourtant dans d’autres traitements de la folie. C’est une époque où on s’intéresse beaucoup aux productions des aliénés : la création artistique de Lesage a été encouragée pendant ses internements. Léona aurait certainement pu produire une œuvre considérable, à partir de sa rencontre avec Breton, en 1926, jusqu’à sa mort en 1942. Ses créations sont faites de collages et de dessins, qui restituent des apparitions, des visons, des songes mais aussi une place de la femme : elle se met en scène, comme une fée, elle met en scène son visage, ses yeux, son histoire personnelle.

Nadja, un itinéraire surréaliste au Musée des beaux-arts de Rouen, en partenariat avec la BNF, le musée national d'art moderne et la bibliothèque Jacques Doucet, du 24 juin au 6 novembre 2022 (fermé les mardis). Infos sur le site mbarouen.fr

La Réunion des musées métropolitains Rouen Normandie, et plus particulièrement le Musée des beaux-arts de Rouen, tend depuis plusieurs années à articuler les propositions culturelles autour de la connaissance de la Normandie comme terre artistique au XXe siècle. La prochaine exposition met à l’honneur Nadja, le célèbre roman du théoricien du surréalisme André Breton. Ce texte...

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