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Sur un paquebot, le naufrage d’un monde

Après avoir écrit plus de dix biographies majeures – dont celles de Gaston Gallimard, de Simenon ou d’Hergé –, une douzaine de romans et d’autres ouvrages encore, l’infatigable Pierre Assouline nous offre à nouveau un merveilleux voyage romanesque à bord d’un paquebot de luxe dans son dernier livre, qui vient de paraître chez Gallimard comme la plupart de ses autres ouvrages.

Sur un paquebot, le naufrage d’un monde

© José Correa / L'Orient littéraire

Cela se passe en 1932. Jacques-Marie Bauer, libraire spécialisé en livres anciens et rares, est l’un des 767 passagers de la croisière inaugurale d’un paquebot flambant neuf, le Georges Philippar qui, parti de Marseille, vogue vers Yokohama. Il transporte à son bord l’assureur Hercule Martin, le pianiste russe Sokolowski, la charmante Anaïs Modet-Delacourt et d’autres voyageurs encore, dont le célèbre Albert Londres qui a rejoint la croisière in extrémis lors d’une escale à Shanghai. Dans cette haute société cosmopolite où l’on parle couramment français, l’entrée en scène de voyageurs allemands va susciter moult débats autour de l’ascension de Hitler qui ne peut manquer d’inquiéter, quels que soient les propos rassurants que tiennent ceux qui refusent la notion de « nazisme » et lui préfèrent celle de « national socialisme ». Les sombres perspectives et la noire rumeur du monde s’immiscent progressivement dans la joyeuse traversée et comme en écho, de multiples avaries et incidents techniques se produisent régulièrement à bord. Jusqu’à ce que, sur le chemin du retour, un incendie coule le navire au large des côtes somaliennes, séquence tragique magistralement racontée et qui fera une quarantaine victimes, parmi les voyageurs de première classe surtout, chiffre somme toute faible au regard du nombre important de passagers qui seront secourus. Parmi les victimes, Albert Londres, dont la mort alimentera les plus folles rumeurs. On glosera aussi beaucoup sur la teneur du reportage exclusif qu’il ramenait de son séjour en Asie et qui se perdra avec sa précieuse mallette.

Pierre Assouline affectionne les huis clos. Que ce soit dans un hôtel (Lutetia), un appartement (Les Invités), ou un château (Sigmaringen), les espaces clos sont des lieux où sa virtuosité excelle. Il a donc trouvé à bord du Georges Philippar un théâtre à sa mesure où il se plaît à observer, croquer ses personnages et laisser libre cours à sa culture littéraire et son goût pour les clins d’œil et les citations. Quant à Jacques-Marie Bauer, il affirme qu’«en toutes circonstances et sous toutes les latitudes, une certaine page d’un livre me venait systématiquement à l’esprit chaque fois qu’il m’arrivait de faire une nouvelle connaissance ».

À l’intérieur de ce théâtre flottant – structuré par ses rituels et dont le pont-promenade est le « boulevard à ragots » – qui vogue à l’écart des turbulences du monde mais qui finira néanmoins par être percuté par elles, le ballet des relations humaines inspire à Assouline le beau portrait d’une Europe au bord du naufrage. Un roman érudit et inquiet, qui résonne avec encore plus de force dans le contexte actuel, celui du retour d’une guerre à laquelle personne ne croyait et des tragédies qui l’accompagnent. Nous avons rencontré Assouline pour parler de cette dimension prémonitoire de son roman et de bien d’autres sujets encore.

Une des forces de votre roman tient à la qualité impressionnante de sa documentation, que ce soit dans la topographie précise des lieux, les matériaux utilisés sur le paquebot, les vêtements, les rituels à bord, les sujets de conversation, etc. Comment procède-t-on pour se documenter sur un paquebot qui a fait naufrage ?

Quand un livre est réussi, il fait oublier la documentation qui l’a rendu possible ; elle est là, mais il ne faut pas qu’on la remarque, il faut qu’elle reste à l’arrière-plan. Mais pour vous répondre, je suis biographe et j’ai une longue habitude de cette étape qui, dans le cas présent, a duré près de trois ans. Mon genre littéraire idéal croise l’histoire et le roman. C’est un genre initié par Truman Capote et dont se réclame par exemple Javier Cercas avec sa novela sin ficcion (« roman sans fiction »). Je me sers ainsi de tous les instruments de la fiction pour mettre en scène l’histoire. Alors pour la documentation, je commence par lire beaucoup sur l’époque elle-même. Comme j’y ai déjà placé pas mal de mes ouvrages, je la connais très bien. Ensuite pour les vêtements à bord, très importants puisqu’au cours d’une croisière, on est en représentation permanente, j’ai consulté les magazines de mode des années 30 sur Gallica. fr : ils sont incroyablement détaillés quant aux tissus, coupes et couleurs. Idem pour les chaussures, les accessoires, les parfums. Ma hantise est l’anachronisme et je ne veux pas qu’on vienne me dire que tel parfum n’était pas encore sur le marché ! Pour les chansons et les musiques les plus appréciées, je me suis également amplement documenté. J’ai consulté des thèses universitaires sur les techniques et matériaux de construction des bateaux, et sur les systèmes électriques utilisés. Enfin, la Chambre de Commerce de Marseille m’a permis d’accéder aux archives des Messageries maritimes. Comme il y a eu naufrage et décès du grand Albert Londres, la compagnie d’assurances a rédigé un rapport très détaillé : j’ai donc pu consulter les listes des passagers, les dépositions des rescapés et même les menus du jour !

Le choix de ce paquebot particulier comme décor de votre roman est-il donc en lien avec la présence à bord d’Albert Londres, auquel vous aviez consacré une biographie en 1989 ?

Le point de départ du roman est mon goût du huis clos. Je suis claustrophobe et donc le huis clos m’intéresse beaucoup. J’avais déjà eu recours à un hôtel, un appartement, un château, le choix d’un paquebot s’est donc imposé. Une croisière est un théâtre flottant, avec unité de lieu, de temps et d’action. Mais bien évidemment, les paquebots d’aujourd’hui qui ressemblent davantage à des HLM ne pouvaient retenir mon attention. J’ai choisi une époque qui est l’âge d’or des croisières, l’entre-deux-guerres. Et le Georges Philippar est un bateau que je connaissais bien puisque c’est durant son naufrage que disparaît Albert Londres.

Votre narrateur est un bibliophile passionné, grand lecteur, fin observateur, amoureux de Paris qu’il arpente à pied et relativement secret. Est-il votre double ?

Oui, il est vrai que nous avons beaucoup de points communs. Je lui prête nombre de mes idées, pensées, goûts littéraires et non littéraires, et certains de mes traits de caractère. C’était déjà le cas avec mes narrateurs précédents d’ailleurs. Mais bien évidemment, il n’est pas moi. Jacques-Marie Bauer est un vrai personnage de fiction.

Cette croisière a une dimension littéraire très prégnante. On y lit beaucoup, le récit est parsemé de citations, attribuées ou pas à leurs auteurs, mais aussi de clins d’œil complices au lecteur qui, comme vous, aimerait Flaubert, Proust, Claudel, Cendrars, etc. Votre roman dessine un voyage à la fois géographique et littéraire. Vous avez donc cherché à reproduire l’atmosphère intellectuelle de l’époque ?

La littérature était très importante dans ces années-là. Sans doute plus encore qu’aujourd’hui. Les gens de cette catégorie sociale lisaient beaucoup, étaient très cultivés. Il se trouve aussi que mon narrateur vit dans les livres et qu’au cours d’une croisière, chacun emporte forcément des livres avec lui. Tout cela favorisait cette atmosphère très littéraire.

Votre narrateur emporte avec lui La Montagne magique de Thomas Mann. Et petit à petit se met en place un effet miroir entre ce livre et le vôtre… Pourquoi avez-vous choisi ce livre-là ? Avez-vous construit votre roman avec l’intention d’établir un parallèle entre les deux livres ?

La Montagne magique est un livre que j’admire beaucoup et que je relis régulièrement. Tout naturellement, je l’ai choisi pour accompagner le voyage de mon personnage et je l’avais d’ailleurs déjà mis entre les mains d’un autre personnage dans Sigmaringen, alors qu’il doit faire un voyage en train. Très vite me sont apparus les effets d’écho, les résonances entre mon roman en cours et l’ouvrage de Mann : l’hôtel à Davos, lieu du huis clos, la guerre qui menace plus bas, l’inquiétude qui sous-tend le roman, etc. Le Georges Philippar, c’est ma montagne magique à moi. Donc oui, il y a analogie, mais plus encore mise en abyme permanente entre les deux livres, comme entre Le Partage de midi de Claudel, que les voyageurs décident de jouer à bord et mon roman, sachant que l’ouvrage de Claudel se passe sur un paquebot qui se rend en Chine ! J’aime ces jeux de miroir, ces analogies, ces effets de citation, souvent masqués, entre les œuvres littéraires. Et quand j’ai choisi La Montagne magique, j’avais la conviction qu’il avait sa place dans mon roman.

Faut-il voir dans le naufrage du bateau une métaphore du naufrage à venir de l’Europe ?

Disons que plus qu’une intention volontariste de ma part, c’est davantage quelque chose que j’ai pressenti dès le départ. La phase d’enquête a duré trois ans et après, les choses se sont mises en place de façon très naturelle, je n’ai pas eu besoin de forcer la métaphore.

Il existe des parallèles frappants entre la menace qui pesait sur l’Europe en 1932 et ce qui se passe en Europe aujourd’hui. Pourtant vous avez commencé ce roman bien avant le début de l’année 2022.

Je suis depuis toujours très attentif à ce qui se passe en Ukraine et j’ai tout de suite vu des résonances entre les deux situations. Il y a cette scène qui se passe dans le fumoir du bateau où un personnage dit aux autres : il faut lire Mein Kampf, il faut écouter les discours de Hitler ; il est le genre de personne qui fait ce qu’il dit. Je ne dis pas que Poutine est Hitler, je dis qu’il y a des résonances entre les deux personnages, et entre ce qui se passait en 1932 et ce qui se passe aujourd’hui, et qui ne devrait pas nous surprendre. Il y a vingt ans qu’une vidéo a été postée sur YouTube dans laquelle Poutine affirme que l’Ukraine n’existe pas et que la Russie va récupérer ce territoire par la force. Ce qui fait peur à Poutine, ce ne sont pas les fusées dont disposent les Occidentaux, c’est le mode de vie des Européens, la mentalité européenne, la démocratie, la liberté d’expression ; et c’est tout ça dont rêvent les anciennes républiques soviétiques qui veulent s’arrimer à l’Europe. Il faut écouter les Cassandre, les lanceurs d’alerte. Les gens avec qui on n’est pas d’accord, il faut les écouter et non les mépriser.

Il y a une inquiétude sous-jacente qui plane en permanence sur la croisière. Les passagers ont-ils donc déjà conscience du danger en 1932 ?

L’inquiétude à bord est à la fois liée à tous les incidents techniques qui se produisent et à ce qui se passe en Europe et dont les journaux parlent en permanence. La presse française traite amplement de la montée du nazisme et on peut lire les reportages de Joseph Kessel à ce sujet dans Le Matin. Mais la presse anglaise couvre aussi longuement ces sujets, comme la plupart des journaux européens. Alors oui, l’inquiétude est vivace. Pourtant les gens veulent se rassurer. Tout sauf la guerre, voilà ce qui résume leur état d’esprit ; ils pensent donc qu’il ne faut pas énerver Hitler, ni l’humilier. Voyez comme le parallèle avec aujourd’hui est frappant !

Pour qui l’ignorerait encore, ce roman montre à quel point lire et écrire ont partie liée pour vous. Finalement, laquelle des deux activités préférez-vous ?

Sincèrement, je préfère lire. Lire me rend heureux alors qu’écrire est difficile, passionnant certes, mais épuisant. Je lis d’ailleurs beaucoup plus que j’écris, même si c’est souvent un stylo à la main. Je rejoins en cela Antoine Blondin qui disait : « J’aime moins écrire qu’avoir écrit. »

Le Paquebot de Pierre Assouline, Gallimard, 2022, 416 p.

Cela se passe en 1932. Jacques-Marie Bauer, libraire spécialisé en livres anciens et rares, est l’un des 767 passagers de la croisière inaugurale d’un paquebot flambant neuf, le Georges Philippar qui, parti de Marseille, vogue vers Yokohama. Il transporte à son bord l’assureur Hercule Martin, le pianiste russe Sokolowski, la charmante Anaïs Modet-Delacourt et d’autres voyageurs...

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