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Monde - Entretien

« La perception de quel réfugié mérite l’asile est intrinsèquement politique »

Grand reporter et correspondant depuis 2008 du « New York Times » en Afghanistan, Matthieu Aikins s’est plongé dans la peau d’un réfugié dans son livre « Les Humbles ne craignent pas l’eau ». Rencontre.

« La perception de quel réfugié mérite l’asile est intrinsèquement politique »

Le journaliste et écrivain Matthieu Aikins. Photo Kiana Hayeri

Quand son ami Omar lui annonce à l’été 2015 sa volonté de fuir clandestinement l’Afghanistan pour l’Europe dans l’espoir d’épouser et d’offrir une meilleure vie à sa bien-aimée Leila restée à Kaboul, Matthieu Aikins n’a pas réfléchi à deux fois : il l’accompagnera sur la route de l’exil. Pour raconter cette histoire au mieux, le grand reporter américano-canadien et correspondant depuis 2008 du New York Times en Afghanistan s’est mis dans la peau d’un réfugié, laissant derrière lui ses papiers et se construisant une nouvelle identité. Le temps de ce périple qui a commencé en 2016, il est devenu Habib, un jeune Afghan de 26 ans originaire de Kaboul. Un alter ego qu’il a appris à apprivoiser pendant de longs mois, en peaufinant son histoire et son accent en dari. Une démarche qui peut interpeller de par l’histoire et l’imaginaire colonial qu’elle convoque, le privilège d’une personne qui, à tout moment, peut s’approprier une identité qui n’est pas la sienne et s’en extraire grâce à son passeport. L’auteur en est conscient : de la capitale afghane à Athènes, en passant par l’Iran, la Turquie et la Méditerranée, le journaliste relate de manière brutalement honnête son voyage dans un premier livre, Les Humbles ne craignent pas l’eau*. Dans ce récit happant où il joue avec les genres, l’auteur invite le lecteur à la réflexion sur la signification des frontières dans un monde interconnecté et dissémine des références liées à sa propre biographie – ses ancêtres sont européens et japonais – la poésie, l’art, la philosophie et la politique. De passage à Beyrouth, Matthieu Aikins répond aux questions de L’Orient-Le Jour.

Quelles étaient les motivations, tant professionnelles que personnelles, pour vous lancer dans ce périple ?

C’était un ensemble de circonstances tellement uniques qui se sont réunies pour ce voyage qu’il est difficile de dire que j’ai pu les peser individuellement. En tant que journaliste, j’étais naturellement intéressé par le fait de relater l’histoire de Omar et je préfère me plonger autant que possible dans les sujets que je traite. Sur le plan personnel, je voulais aider Omar (l’auteur a notamment financé le voyage). C’est quelqu’un à qui j’aurais confié ma vie. Il était l’un de mes premiers amis en Afghanistan : je l’ai rencontré peu après avoir déménagé dans le pays en 2008. J’avais 24 ans, il avait à peu près le même âge que moi. Nous sommes devenus de bons amis et avons commencé à travailler ensemble. Ce n’est pas comme s’il y avait une autre personne avec qui j’aurais pu partir.

La couverture du livre « Les Humbles ne craignent pas l’eau », de Matthieu Aikins.

« Se mettre dans la peau de » peut soulever une question éthique. Comment l’avez-vous abordée ?

J’y ai beaucoup pensé. J’ai essayé d’aborder ces questions de manière honnête et explicite. En reconnaissant d’abord clairement la tradition (littéraire) derrière le fait qu’un Occidental se mette « dans la peau » d’un migrant, que celle-ci est compliquée, et en mentionnant dans le livre des personnes comme Richard Francis Burton et d’autres explorateurs impérialistes. Mais, en fin de compte, comme l’a dit l’un de mes amis afghans, cela dépend des intentions derrière. Ce n’est pas seulement une question d’intentions, mais il est important qu’elles soient bonnes et je pense que les miennes l’étaient.

Le livre est rédigé à la première personne. Quelles libertés ce format vous a-t-il permis d’avoir pour aborder certains sujets en comparaison de votre travail quotidien ?

C’était à vrai dire très dur d’écrire à propos de moi-même car je n’ai pas l’habitude de le faire. Mais cela s’est avéré nécessaire afin de pouvoir parler de mon expérience de manière honnête. En fin de compte, c’est devenu un outil utile pour explorer ma position en relation aux personnes dont je parle et, par extension, celle d’une audience occidentale et de sa relation avec un pays comme l’Afghanistan. Car l’histoire que j’essaie de raconter n’est pas seulement une histoire à propos d’Afghans, c’est une histoire d’enchevêtrement entre l’Occident et l’Afghanistan, des systèmes globaux comme les frontières et le capitalisme, qui nous relient tous. J’ai trouvé la thématique du « passage » très intéressante. Non seulement sur le mien en « passant pour » un réfugié mais aussi celui de Omar et sur la manière dont les frontières et la migration traduisent une forme de « passage ».

À la même période où vous avez effectué votre périple, des millions de réfugiés tentaient d’atteindre l’Europe par la Méditerranée. Vous avez fait ce même trajet depuis Izmir jusqu’à Lesbos. Comment s’est déroulée votre traversée ?

On nous a déposés sur la plage et forcés à embarquer sur un petit bateau pneumatique avec environ 40 autres personnes dont des femmes et des enfants, en provenance de Syrie, d’Iran ou encore d’Afrique. Les bateaux font un aller simple et les passeurs ne montent pas à bord. Ils sélectionnent un réfugié pour le conduire. La distance est suffisamment courte pour voir les lumières de l’île au loin. Les passeurs disent seulement de mettre le cap sur elles. C’est assez simple mais, lorsque vous êtes au large, les lumières paraissent très loin et le bateau paraît très petit, surtout quand la mer est agitée. Cela faisait peur mais j’ai grandi près de la mer, j’ai navigué toute ma vie et je sais nager. Pour de nombreuses autres personnes, c’était la première fois qu’elles montaient à bord d’un bateau ou même qu’elles voyaient la mer. Elles étaient simplement terrifiées de ne plus jamais revoir la terre ferme. Nous avons fini par arriver à Lesbos, pour être ensuite envoyés à Moria, dans ce qui était le camp le plus connu et le plus large des îles grecques.

Quelles sont les choses que vous avez pu voir ou vivre que vous n’auriez pas pu faire en tant que journaliste lors de ce voyage ?

Vivre dans l’usine abandonnée à Patras, en Grèce, près du port où les migrants se faufilent dans les camions qui embarquent dans les ferries pour l’Italie, par exemple. Cela peut être très dangereux car ils rampent à l’intérieur du châssis de ces camions et beaucoup d’entre eux sont des enfants. J’ai essayé de le présenter sans trop de pitié ni de peur : les enfants en parlaient et en plaisantaient. C’est ainsi que les gens le vivent, ils n’ont pas constamment pitié d’eux-mêmes. Il y a de nombreuses scènes dans ce livre où des migrants parlent, plaisantent, rêvent, fantasment. Je voulais pouvoir présenter toute cette panoplie d’humains avec toutes leurs contradictions, pas seulement comme des victimes.

Vous avez couvert la chute de Kaboul et les évacuations de l’été dernier. Votre expérience avec ce livre a-t-elle changé votre manière d’aborder ce sujet ?

Pendant de nombreuses années, j’ai essayé de me séparer de ce que je vivais en Afghanistan. En tant que journaliste, il est très facile de prétendre que vous êtes un observateur. Mais lorsqu’il y a eu la chute de Kaboul l’été dernier et les évacuations, j’étais dans une position unique pour aider car j’étais l’un des rares reporters à être encore sur place. Nous avons aidé des convois de bus à s’échapper vers l’aéroport. En raison de mon expérience avec le livre, c’était une décision plus facile à prendre. D’une manière tragique, les choses se répètent en Afghanistan, les talibans sont de retour au pouvoir, une nouvelle vague d’Afghans cherche à fuir le pays… Mais il faut comprendre que pour les Afghans, leur pays est en guerre depuis 40 ans. C’est quelque chose que les Libanais peuvent comprendre : la migration est une stratégie de survie basique et c’est une réponse très rationnelle à ce que leur pays traverse.

Votre livre est sorti peu avant le déclenchement de la guerre en Ukraine en février dernier, qui a provoqué une nouvelle vague de migration en Europe. Comment l’avez-vous perçue?

J’ai essayé de démontrer dans le livre comment la perception de quel réfugié mérite l’asile est intrinsèquement politique et possède une histoire spécifique liée à la guerre froide. Je pense que l’Ukraine la met très bien en lumière. Le fait que les réfugiés ukrainiens soient accueillis si facilement par rapport aux Syriens et aux Afghans n’est pas seulement une question de peau blanche, qu’ils soient chrétiens et européens. Outre cet aspect raciste, il est plus facile d’avoir de la sympathie pour les gens quand on ne se sent pas coupable de les avoir mis dans cette situation en premier lieu, comme cela a été le cas entre l’Occident et l’Afghanistan. La situation en Ukraine montre également très bien à quel point les crises de réfugiés sont le produit de guerres et d’autres désastres mais aussi de lois et de frontières. L’une des raisons pour laquelle il y a tant de réfugiés ukrainiens est parce qu’ils peuvent fuir leur pays. Ils n’ont pas besoin de visas pour entrer dans l’Union européenne, ils peuvent conduire leur voiture jusqu’en Pologne, ils n’ont pas besoin d’avoir recours à des passeurs pour les prendre à travers la forêt et les montagnes, ils n’ont pas besoin de risquer leurs vies dans des petits bateaux. Contrairement aux Afghans, qui sont dans cette situation aujourd’hui.

* « Les Humbles ne craignent pas l’eau. Un voyage infiltré », Matthieu Aikins, Coédition Seuil/Sous-sol, 2022.

Quand son ami Omar lui annonce à l’été 2015 sa volonté de fuir clandestinement l’Afghanistan pour l’Europe dans l’espoir d’épouser et d’offrir une meilleure vie à sa bien-aimée Leila restée à Kaboul, Matthieu Aikins n’a pas réfléchi à deux fois : il l’accompagnera sur la route de l’exil. Pour raconter cette histoire au mieux, le grand reporter...

commentaires (1)

Honte aux pays d'Europe qui déploient le tapis rouge devant des réfugiés parce qu'ils sont blonds aux yeux bleus, et qui traitent les autres réfugiés de manière inhumaine!

Politiquement incorrect(e)

13 h 08, le 24 avril 2022

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Commentaires (1)

  • Honte aux pays d'Europe qui déploient le tapis rouge devant des réfugiés parce qu'ils sont blonds aux yeux bleus, et qui traitent les autres réfugiés de manière inhumaine!

    Politiquement incorrect(e)

    13 h 08, le 24 avril 2022

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