
Le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammad ben Salmane et le président russe Vladimir Poutine participent à une rencontre à l’occasion du sommet du G20 à Osaka, le 28 juin 2019. Archives AFP
Les relations entre l’Amérique et l’Arabie saoudite ont atteint un nouveau plancher. Après leur interdiction d’importer du pétrole russe – au titre de l’ensemble des sanctions économiques draconiennes imposées à la Russie en réponse à son invasion de l’Ukraine –, les États-Unis espéraient que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis augmenteraient leur production afin de freiner la hausse vertigineuse des prix. Mais les dirigeants saoudiens et émiratis n’ont apparemment pas daigné répondre aux appels du président des États-Unis, Joe Biden. Lequel regarde aussi ailleurs. Une délégation des États-Unis se serait rendue au Venezuela – avec lequel les États-Unis ont rompu en 2019 leurs relations diplomatiques – pour discuter d’une possible levée des sanctions pétrolières contre le pays. Mais il n’est guère réaliste de penser que le Venezuela ou l’Iran puissent combler la perte d’environ 2,5 millions de barils quotidiens de brut russe. Les champs de pétrole à l’abandon et les compagnies pétrolières aux installations vétustes auraient besoin d’être réhabilités avant que la production puisse reprendre – des opérations qui pourraient durer des mois, sinon des années.
Pour le moment, l’Arabie saoudite, leader véritable de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole,et les Émirats sont les seuls pays producteurs dotés de réserves disponibles significatives. Eux seuls ont la capacité de stabiliser le marché, par conséquent d’éviter que les prix n’atteignent – voire n’excèdent – les 150 dollars le baril. Une situation qui met Biden dans l’embarras. L’administration Biden n’a jamais entretenu d’excellentes relations avec la direction saoudienne. L’an dernier, le président a autorisé la publication d’un rapport de ses services de renseignement qui impliquait directement le prince héritier saoudien Mohammad ben Salmane (MBS) dans le meurtre du journaliste dissident saoudien Jamal Khashoggi au consulat du Royaume à Istanbul. Si Biden n’a pas directement sanctionné MBS– une décision qui lui a valu dans l’opinion américaine de nombreuses critiques –, la diffusion du rapport et le terme de « paria » employé pour qualifier l’Arabie saoudite, État sans valeurs morales, a-t-il souligné, n’ont guère plu aux Saoudiens. Critiquer Riyad sur son bilan en matière de droits humains, c’est être perçu comme un intrigant cherchant à peser sur la succession royale, par conséquent comme un contrevenant à la souveraineté du Royaume.
Détérioration ancienne
Mais le peu d’enthousiasme montré par l’Arabie saoudite à satisfaire la demande américaine d’une augmentation de la production pétrolière ne tient pas seulement à sa rancune envers Biden. Les relations entre les États-Unis et l’Arabie saoudite ont commencé à se détériorer longtemps avant que Biden n’accède à la présidence. Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 les avaient déjà aigries, puis la calamiteuse invasion de l’Irak par les États-Unis, en 2003, à laquelle le Royaume s’est opposé, les a encore tendues.
Cette détérioration s’est accélérée durant la présidence de Barack Obama, notamment en raison du très remarqué « pivot vers l’Asie » prôné par son administration, que les alliés de l’Amérique au Moyen-Orient ont perçu comme un abandon. Si l’on ajoute à cela la recherche d’un accord sur le nucléaire avec l’Iran – conclu en 2015 –, on peut comprendre que les Saoudiens en soient venus à penser que les États-Unis étaient en train de trahir leur longue alliance stratégique avec Riyad.
Le successeur d’Obama, Donald Trump, entretenait de bonnes relations personnelles avec MBS, mais la relation bilatérale n’en a pas moins continué de péricliter sous sa présidence. Non seulement les États-Unis décidèrent, en 2019, de ne pas défendre l’Arabie saoudite des attaques iraniennes contre ses principales installations pétrolières, qui se soldèrent temporairement par la diminution de moitié de la production du Royaume, mais ils ne punirent pas l’Iran.
En outre, Trump n’a cessé d’insulter le royaume qu’il jugeait incapable de se défendre lui-même sur le plan militaire et qu’il a qualifié de « vache à lait » pour l’industrie américaine de l’armement.
Leçons
Pendant toute la présidence Trump, l’Arabie saoudite s’est préoccupée d’approfondir ses relations avec la Russie. Le rapprochement a commencé à la fin de l’année 2016, juste avant que Trump n’entre en fonctions, avec l’accord auquel l’OPEP et la Russie sont parvenues pour diminuer la production pétrolière. Au cours des trois années suivantes, Arabie saoudite et Russie ont continué de coordonner leurs quotas de production dans le cadre de l’alliance OPEP+.
Mais en mars 2020, l’OPEP+ réagissait à la baisse brutale de la demande pétrolière consécutive à la pandémie de Covid-19 en réclamant une réduction drastique de la production, refusée par la Russie. L’Arabie saoudite a dès lors inondé le marché, contraignant finalement la Russie à réintégrer le cadre de discussions de l’OPEP+, qui a abouti à la politique actuelle d’une hausse de la production de 400 000 barils par jour.
Au-delà de la coordination pour ce qui concerne les objectifs de production de pétrole, les relations entre Moscou et Riyad intègrent désormais des contrats financiers et des cadres politiques. Pour les Saoudiens, la Russie est un potentiel fournisseur d’armement et l’un des principaux pays qui puissent faire pression sur l’Iran. Et, de fait, le Kremlin a pris en otage les négociations sur le nucléaire iranien, dans l’espoir d’obtenir un allègement des sanctions.
La Russie n’est pas le seul pays dont Riyad espère qu’il pourrait lui servir de protection contre la détérioration de ses relations avec les États-Unis. Le Royaume se rapproche de la France comme des Britanniques, en augmentant notamment ses achats d’armement. Les Saoudiens s’efforcent également de monter des coentreprises, avec la Chine et d’autres, afin de produire localement des systèmes d’armes.
Pendant ce temps, les États-Unis ont posé des restrictions à la vente de matériels militaires à l’Arabie saoudite (ainsi qu’aux Émirats), tout en refusant de lui fournir du renseignement et un soutien logistique au Yémen, où le Royaume et ses alliés tentent d’empêcher les houthis, soutenus par l’Iran, de prendre le contrôle du pays. Certes, l’Arabie saoudite et les Émirats ont commis leur part de violences, mais l’administration Biden semble surtout ne pas prendre très au sérieux la menace stratégique qui pèserait sur les pays du Golfe si les houthis parvenaient à leurs fins.
Il n’y a rien là qui dispose Riyad à répondre favorablement aux sollicitations de Washington. Et tout comme le royaume a repoussé au mois de novembre dernier la demande de l’administration Biden d’une augmentation de la production pétrolière – afin de faire baisser les prix, et par conséquent d’améliorer les chances du parti démocrate aux élections de mi-mandat, cette année –, il s’apprête probablement à refuser aujourd’hui les propositions du président américain.
Les Saoudiens n’augmenteront la production que pour servir leurs propres intérêts. Ils ne courront pas le risque de s’aliéner la Russie en se rangeant du côté des États-Unis. Mais ils ne mettront pas non plus en péril leur avenir économique. Les dirigeants saoudiens ont retenu les leçons des années 1970, quand la flambée des prix du pétrole avait conduit à une baisse de la demande. Ils ne souhaitent nullement inciter les États-Unis et leurs alliés à accélérer la transition vers les énergies renouvelables. La seule question devient celle du prix à partir duquel ils seront disposés à réagir.
Copyright : Project Syndicate, 2022.
Directeur de l’Institut d’études transrégionales de la zone Mena à l’université Princeton
Bel article très pertinent.
11 h 54, le 09 avril 2022