Dossiers Flaubert

Madame Bovary, satanique ?

Madame Bovary, satanique ?

Isabelle Huppert dans le film de Claude Chabrol, 1991, D.R.

D’une certaine façon, Madame Bovary serait le roman cardinal de Gustave Flaubert et on le lirait volontiers comme une pièce d’archives du XIXe siècle. Mais le récit flaubertien surnommé s’apparente surtout à un précis de psychologie humaine puisqu’il met en lumière, grâce à une narration bien menée, les travers d’une vie suppliciée où les démons se taillent une place impériale dans les cœurs des humains.

Charles Bovary et sa femme, comme le yin et le yang

Au seuil du roman, un certain Charles Bovary fait une apparition tonitruante dans une salle de classe où on le ridiculise à cause de ses problèmes d’élocution. En grandissant, Charles ne perd pas sa candeur juvénile. Étant influençable, Charles se laisse guider par ses mauvaises fréquentations vers des attractions peu recommandables. Donc, au lieu de suivre ses cours de médecine, Charles préfère faire la fête ; ainsi, il habite officiellement en ville dans le but d’être proche de son école, mais il profite du fait qu’il soit seul pour se soustraire à l’autorité parentale et pour dévier du droit chemin. Cependant, Charles se repent de ses égarements et se rattrape, réussissant médiocrement ses études et devenant officier de santé à la campagne où il se marie une première fois. Sa première femme décède peu de temps après le mariage et Charles se remarie avec Emma Rouault, fille d’un fermier qu’il a autrefois soigné. Emma troque son nom de jeune fille contre le patronyme de son mari, devenant ainsi Mme Bovary. Or, en épousant Emma, Charles commet une erreur puisque le candide campagnard s’unit à une femme hypocrite et mégalomaniaque. En fait, le couple de Charles et d’Emma symbolise l’union du Bien et du Mal, réunis et interpénétrés comme le yin et le yang dans une même sphère.

Démesure et friponnerie

Très vite, Emma se lasse de son mari alors même qu’avant le mariage, elle a tout tenté pour le séduire, l’obligeant presque à la prendre pour femme. Satan profite de la faiblesse d’Emma afin de planter dans l’esprit tourmenté de l’héroïne ses griffes acérées. Emma n’oppose aucune résistance à la tentation du diable et s’ennuie en observant le désœuvrement des gens de la campagne et en notant l’absence de foules dans les rues de son village. Au lieu de s’occuper des siens et d’entretenir sa maison, Emma cède à la folie des grandeurs, buvant du « lait pur » et des « tasses de thé à la douzaine », versant des flocons d’« eau de Cologne » sur ses bras, s’abandonnant à Lucifer, champion de la démesure. Lucifer s’acharne sur la personne de l’héroïne et lui insuffle une arrogance insupportable, au point qu’elle se prend pour une duchesse et qu’elle trouve que Tostes est un lieu indigne d’elle.

Le couple s’installe à Yonville où Madame a de la compagnie et où la gent masculine est omniprésente. Dès son arrivée à Yonville, Emma jette son dévolu sur Léon Dupuis, jeune clerc, qui étudie le droit. Mais Léon Dupuis quitte bientôt la Normandie et Emma languit à nouveau dans l’attente d’un prince charmant. En attendant l’occasion d’une nouvelle conquête masculine, Emma se change les idées en faisant la connaissance d’un commerçant fort habile. Une complicité s’établit entre l’héroïne et le marchand Lheureux et Emma se vautre dans le luxe achetant à Lheureux quantité d’objets, dépensant sans compter. À ce stade, les dépenses excessives d’Emma et sa quête d’une relation extraconjugale s’expliqueraient par un besoin de défoulement. En effet, les caprices d’Emma et son comportement compulsif traduisent la décharge névrotique qui s’opère chez le personnage. Cette névrose d’Emma se guérit grâce à la décompression de la dépression, suivie d’une envie de revanche sur la contrainte qui a été causée de douleur : on parlera alors d’une compensation qui est la réparation d’un dommage subi par un individu. Mais si la dilapidation de l’argent et l’endettement sont des compensations qui consolent Emma de sa pauvreté antérieure, cette compensation aurait dû s’arrêter à un consumérisme excessif ; en effet, en quoi l’adultère tant désiré par Emma serait-il une compensation ? Pourquoi Emma se venge de celui qui l’a aimée et épousée ?

Les décousures de l’âme

Ainsi, Emma se sert de Charles comme d’un piston qui rehausse sa place en société. Emma transforme Charles en esclave. Il y a donc, en plus de la névrose, une perversion qui incite Emma à la malfaisance. À un autre niveau, démonologique celui-là, il est possible de voir dans le tempérament d’Emma des pointes de diabolisme. Comme il a été déjà indiqué plus haut, Lucifer se serait emparé, le premier, de l’âme de l’héroïne pour la remplir de son suc ; mais, en fait, vers le milieu du roman, Lucifer confie sa protégée à deux de ses homologues, à savoir Ahriman et Belzébuth. De façon plus concrète, c’est le commerçant Lheureux qui invite le maléfique Ahriman dans la maison d’Emma. Ahriman, étant le génie du nihilisme destructeur, excite la cupidité d’Emma et fait en sorte que le marchand Lheureux agite devant elle ses étoffes. Emma aura bientôt besoin d’argent pour s’offrir les belles choses que Lheureux lui propose. À court d’argent, Emma emprunte d’abord parcimonieusement ; il faut donc mieux l’inciter au consumérisme. À l’œuvre, Belzébuth se fait adrénaline dans le corps d’Emma et précipite sa rencontre avec Rodolphe Boulanger, un bourgeois du coin avec qui elle a des rapports charnels réprouvables.

Or, Rodolphe prend la fuite dès que sa relation avec Emma tourne au psychodrame. En apprenant que Rodolphe la quitte, Mme Bovary pique une crise qui la tient alitée pendant des mois. Emma guérit et, aussitôt remise, elle recherche des situations qui donnent la chair de poule. Se rendant à Rouen pour assister à une représentation que l’on donne en ville, Emma rencontre Léon Dupuis et ces retrouvailles réveillent en elle l’envie des jouissances passées et signent le début d’une deuxième idylle. Alors se noue entre l’héroïne et Léon une relation fusionnelle, Mme Bovary dépensant follement pour s’offrir des escapades exotiques. Empruntant des sommes considérables au commerçant Lheureux, Mme Bovary se moque de l’addition qu’elle doit payer. Pourtant, la luxure ne procure à Mme Bovary qu’un bonheur éphémère. À propos du tempérament lunatique de Mme Bovary, le narrateur dit : « Chaque sourire cachait un bâillement d’ennui, chaque joie une malédiction, tout plaisir son dégoût. »

Lheureux finit par réclamer à l’héroïne l’argent qu’il lui a prêté. Un huissier est chargé de réquisitionner les meubles de la maison Bovary pour les vendre et rembourser avec la somme collectée les dettes de Madame, mais Emma ne se fait pas à l’idée de payer malgré elle. Ballotée entre Ahriman et Lucifer, Emma ne sait plus quoi faire, ne pouvant pas renoncer à la richesse matérielle, pourtant source de son malheur ahrimanien et n’admettant pas sa défaite financière à cause d’une fierté exagérée par une arrogance luciférienne. Emma Bovary refuse même l’aide que son mari lui apporterait très certainement si elle avoue ses fautes : elle tient son mari en joue. Mme Bovary serait une perverse narcissique puisqu’elle veut tout le monde à ses pieds. Ne tenant plus face aux réclamations des banquiers, Emma demande de l’argent à ces anciens amants, mais de ces anciens partenaires de couche elle ne tirera pas un sou et c’est alors qu’elle se dirige vers la pharmacie des Homais où elle vole de l’arsenic et le mange. Mme Bovary expire dans d’atroces douleurs avec des scènes effroyables où on voit l’héroïne délirante courir dans tous les sens, se tordre et gémir comme une vraie possédée, croulant ainsi sous la possession de sa chair qu’elle a tant aimée. La mort d’Emma afflige Charles et le prive de tout appétit. Sans nourriture, affamé, Charles se laisse mourir. Après la mort de Charles, sa fille est confiée à une tante qui envoie l’enfant à une usine afin qu’elle gagne sa vie et où elle expie par la sueur et la fatigue les péchés d’une mère égotique et dorénavant inexistante.

Madame Bovary de Gustave Flaubert, éditions Michel Lévy frères, 1857.

D’une certaine façon, Madame Bovary serait le roman cardinal de Gustave Flaubert et on le lirait volontiers comme une pièce d’archives du XIXe siècle. Mais le récit flaubertien surnommé s’apparente surtout à un précis de psychologie humaine puisqu’il met en lumière, grâce à une narration bien menée, les travers d’une vie suppliciée où les démons se taillent une place...

commentaires (1)

Je n'arrive pas à croire ce que je lis! En 2022, on parle encore de Satan, de Lucifer, de Belzébuth et d'Ahriman! Et même quand Emma mange de l'arsenic, elle se tord et gémit "comme une vraie possédée", et non à cause du poison! Quelle belle leçon de critique littéraire...

Georges MELKI

21 h 15, le 04 mai 2022

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Commentaires (1)

  • Je n'arrive pas à croire ce que je lis! En 2022, on parle encore de Satan, de Lucifer, de Belzébuth et d'Ahriman! Et même quand Emma mange de l'arsenic, elle se tord et gémit "comme une vraie possédée", et non à cause du poison! Quelle belle leçon de critique littéraire...

    Georges MELKI

    21 h 15, le 04 mai 2022

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