Critiques littéraires

Damer le pion au dégoût, retrouver le goût des belles choses

Damer le pion au dégoût, retrouver le goût des belles choses

© Rami Rizk

Le Goût du Liban, textes choisis et présentés par Georgia Makhlouf, Mercure de France, 2021, 125 p.

Dans sa préface au Goût du Liban qui vient de paraître, Georgia Makhlouf dit d’entrée de jeu à quel point cette publication peut sembler « une étrange folie ». Il était en effet initialement prévu que ce tour d’horizon littéraire du Liban qui réunit 33 textes d’auteurs libanais et français (sans compter l’extrait de la Bible) soit publié au tout début de l’année 2020 et aille de pair avec les différentes manifestations qui n’auraient pas manqué de célébrer le centenaire du Grand Liban. Or il paraît alors que le pays traverse « la tempête la plus dangereuse de son histoire », ce qui lui confère, outre son intérêt intrinsèque, une importance symbolique comme « pari audacieux », témoignage « d’une foi solide dans la capacité des Libanais à rebondir et se réinventer ».

Que l’auteure en soit rassurée : du fond du trou, nous regardons l’azur (ce mot dont Salah Stétié rappelle l’origine arabe !). Cette folie est beaucoup plus sage qu’on ne pourrait le croire de prime abord. C’est une nécessité ! Et ce pari audacieux est gagné haut la main. Toutes ces évocations du Liban – « ce vieux pays si jeune » comme le rappelle la préface, citant Stétié qui rapporte lui-même les propos d’André Gide – ces témoignages, ces souvenirs d’enfance ; tous ces cantiques, ces cris de cœur, ces cris de douleur ; toutes ces élégies, ces rêves et ces cauchemars ; ces extraits judicieux, choisis avec bonheur, ce petit livre si mince mais dont le volume est démesure, tout cela est nécessaire ! Dans le précipice sans fond où nous sommes jetés, ces textes viennent nous rappeler que notre pays est éternel quand bien même nous en désespérions ! « Comme ton amour vaut mieux que le vin/ Et combien tes parfums sont plus suaves que tous les aromates ! », dit « Le Cantique des Cantiques ». Et plus proche de nous, l’œuvre de Charif Majdalani qui retrace des sagas familiales et des filiations en perpétuant « les légendes et les récits conservés et transmis », martèle qu’un pays ne saurait disparaître quand si vive est sa littérature.

Saluons le travail de Georgia Makhlouf qui, en véritable équilibriste, méticuleuse et pondérée, a su naviguer entre les diverses régions pour que ce tour du Liban soit une boucle de goûts nuancés, ainsi que dans les différentes époques et générations. Les textes d’origine ne se cantonnent pas au français (Adonis, Élias Khoury et Abbas Beydoun) ni aux seuls Libanais (Mahmoud Darwich, Richard Millet, François Beaune…). Les genres littéraires ainsi que les tonalités sont également variés. Antinomiques même, tel « le mezzé allie les saisons tout en les différenciant. Herbes sauvages ramassées le jour-même côtoient l’aubergine en saumure ou confite dans l’huile d’olive (…). La cuisine de qualité est intemporelle » de Aida Kanafani-Zahar et les « Nous sommes des ordures. Nous sommes des ordures au pays des ordures » de Wajdi Mouawad ! La répartition des sexes enfin n’est certes pas en faveur des femmes mais celles-ci ont probablement plus d’un tour dans leur sac !

Vénus Khoury-Ghata, Alexandre Najjar et Khaled Ziadé se penchent délicieusement sur leur enfance, évoquant pour la première, une sorte de Poètes de sept ans dont l’imaginaire est au pouvoir : « Nous prenions les flaques d’eau pour des criques/ les cailloux pour des météorites/ les meutes de vent pour des loups » ; le train vers la Béqaa, avec nostalgie et bravoure, pour le deuxième : « Je peux me vanter d’avoir pris un train au Liban. Je devais avoir sept ans. Avec des amis dont les parents possédaient une maison de campagne dans la Béqaa, j’ai effectué le trajet séparant deux stations, accroupi sur la banquette, la tête hors de la fenêtre, les cheveux au vent. », et la ville de Tripoli à Ramadan pour le troisième : « Alors, nous voyons de nos propres yeux comment on charge la poudre et comment on allume la mèche, avant que l’explosion ne fasse trembler tout l’horizon », rejoint au même endroit par le narrateur de Jabbour Douaihy qui raconte : « En haut des remparts du célèbre château-fort (…) Abdel Karim ne s’intéressa qu’au petit canon qui tonne dans le ciel de la ville à l’heure de la rupture du jeûne. » Dans cette même plaine de la Béqaa, Richard Millet, fait, quant à lui, des promenades existentielles : « Marchant vite, je ne suis pas pressé ; flânant, je me hâte vers l’absence de destination… Bonheur de n’être rien, comme on peut se tuer de bonheur » auxquelles font écho Les Identités volatiles de Ghassan Fawaz : « Un sentier caillouteux couleur de sable qui serpente sur les bosses et les creux jusqu’au village. Farès l’appelle son cordon ombilical et s’amuse à imaginer ce qui se passerait s’il était coupé. » À Baalbeck, Toufic Youssef Aouad dénonce l’incurie du gouvernement qui abandonne les territoires limitrophes à leur sort et à la culture de « l’or vert ». De nombreux autres textes s’insurgent. Salah Stétié qui fustige les « ravages du béton » en arrive à cette formule paradoxale : « Le Liban est beau si on lui tourne le dos. » « L’immense carré de béton » apparaît également sous la plume d’Etel Adnan qui s’acharne dans Sitt Marie Rose contre tous ceux qui « s’encerclent mutuellement à l’intérieur de leurs arguments creux, comme à l’intérieur de leurs murs croulants, à l’intérieur de leur haine, à l’intérieur de leur aveuglement ». Ramy Zein regrette que l’on ait vidé de sa population le cœur de la ville, « les souks où affluaient jadis les miséreux et les nantis ». Dans ces mêmes lieux, el balad, le personnage de Hanan el-Cheikh souffre qu’au Liban « tu ne vaux rien de plus que la somme que tu promènes dans tes poches ». Il a réussi, lui, à partir en Afrique ! « Vous êtes des gens qui ne s’occupent que des apparences », proteste le jeune homme rebelle, rapporté par François Beaune dans son Kâma Sûtra familial. C’est également au centre-ville de Beyrouth, au sous-sol de son magasin de tissus qui a flambé, que le personnage de Hoda Barakat se réfugie pour vivre dans un palais de Haroun al-Rachid, « pleurant de bonheur et d’émerveillement, touchant ces étoffes extraordinaires et précieuses comme les perles d’Orient ».

Pour Sorj Chalandon, le Liban est le lieu d’une « utopie, d’une trêve poétique, d’une interrogation plus ample sur la violence, le droit de tuer et celui de mourir ». Nadia Tuéni était déjà hantée par la quête de ce « pays qui voyage entre rêve et matin », de ce pays qui oscille comme son propre visage, entre « la haine et l’amour ». Le texte d’Élias Khoury oscille également mais de manière ambivalente et séduisante entre la gravité et l’humour : « J’avais lu un matin, dans le journal une courte information sous le titre : “Un crime abominable dans le quartier de l’Unesco”.» La vue du mot « abominable » évoque régulièrement dans mon esprit le mot « admirable ». Ainsi, ce recueil donne-t-il à lire les versants d’un Liban paradoxal qu’une formule aussi percutante que lapidaire de Dominique Eddé résume brillamment : « Vivre au Liban, c’est vivre au centre du monde, et dans l’impasse » ; d’un Liban multiple, celui qui selon Samir Kassir « offre à chacun, même réticent, de quoi faire son nid », « la légèreté, le kitsch, l’ostentation d’opérette, l’argent facile (…) ». Le kitsch est poussé jusqu’à son extrême, pour atteindre une sorte de schizophrénie libanaise, par Mohamed Kacimi qui ne manque pas de relever dans le paysage urbain « les drapeaux noirs du Hezbollah et juste en face, des panneaux tous frappés d’une pub de nana trop maigre, string et soutif 93 b ». Un autre de ces visages grégaires, c’est Aurélie Carton qui le relate avec un regard affectueux et anthropologique, lors d’une visite au Sud, à Zrariye précisément. Non loin de là, Abbas Beydoun témoigne de « l’étreinte de la mer » à Tyr, tandis qu’Olivier Germain-Thomas, à Byblos, note cette métaphore exquise : « C’est une ville de chevet. »

Ce livre contient bien évidemment des pages incontournables de Lamartine, de Nerval et même de Barrès. Mais, auprès de ces « pèlerinages poétiques et philosophiques », j’aurais personnellement aimé lire les sonnets de Germain Nouveau.

L’un des intérêts de cet ouvrage collectif réside dans la confrontation quasiment glorieuse entre les préoccupations triviales du quotidien et celles de l’Histoire ! Entre Rabih Alameddine : « L’obscurité visible. Ma ville semble régresser. Elle fonctionne à peine. Un hôpital en ville a récemment réaménagé une de ses ailes désormais qualifiée de “super ultra luxe”. L’obscurité risible » et Adonis qui exhorte les Arabes à écrire ! « Du Golfe à l’Océan, je n’entends que du bruit ! Écrivez ! » Exhortation qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd, loin s'en faut, tel que Mahmoud Darwiche qui a pris Beyrouth pour son « ultime étoile » !

Le mot de la fin, réservons-le à Amin Maalouf dont la célèbre parabole sous forme de mise en garde fait désormais école ! « Le Liban est un rosier sauvage » qui sert de sentinelle afin d’alerter le monde des humains qui ne sait plus vivre dans l’harmonie de « l’incommensurable diversité planétaire ».

Le Goût du Liban, textes choisis et présentés par Georgia Makhlouf, Mercure de France, 2021, 125 p.Dans sa préface au Goût du Liban qui vient de paraître, Georgia Makhlouf dit d’entrée de jeu à quel point cette publication peut sembler « une étrange folie ». Il était en effet initialement prévu que ce tour d’horizon littéraire du Liban qui réunit 33 textes d’auteurs...

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