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Moyen-Orient - ÉCLAIRAGE

Pour les Égyptiens, le pain est une ligne rouge

Après avoir annoncé une hausse prochaine du prix du pita, le président Sissi a été contraint de faire marche arrière afin de calmer les esprits.

Pour les Égyptiens, le pain est une ligne rouge

Des Égyptiens font la queue devant une boulangerie du Caire afin d’acheter du pain subventionné par l’État, le 8 janvier 2015. Mohamed Abd El Ghany / archives Reuters

C’est une maladresse dont Abdel Fattah el-Sissi aurait pu se passer. Non par grandeur d’âme, mais parce que les propos du président égyptien, le 3 août, ont mis en lumière les aberrations de « la méthode Sissi ». Et réveillé de douloureux souvenirs, et le risque de soulever les foules. La bombe a été lâchée devant les chaînes de télévision lors de l’inauguration du Silo Foods, un complexe agroalimentaire dans la ville de Sadate, à quelques dizaines de kilomètres au nord-ouest du Caire. « Le moment est venu de revoir les prix du pain », avait alors lancé M. Sissi, à la tête de l’État depuis 2014. Avant de se justifier : « Il est inconcevable que l’on paie 20 pitas l’équivalent du prix d’une seule cigarette. » « Certains me diront de confier la tâche au Premier ministre ou à un ministre suppléant. Mais non, je le ferai moi-même devant mon pays et mon peuple », avait ajouté le raïs.

Craignant des réactions dans la rue, les services sécuritaires du régime ont mis en garde contre une possible flambée des violences. Car, en touchant au programme de subventions permettant actuellement à 60 millions d’égyptiens (sur 100 millions) de se fournir en pain pour seulement 0,05 livre égyptienne (0,0032 USD), Abdel Fattah el-Sissi a déclenché sur la toile un « soulèvement » électronique au potentiel explosif. Au point que le président s’est trouvé contraint de faire machine arrière, jusqu’à suspendre sa décision le week-end dernier afin de revoir sa copie.

« Ils se moquent de nous »

Extension du canal de Suez ; nouvelle capitale administrative ; plus grand pont suspendu au monde ; ligne de train à grande vitesse reliant la mer Rouge à la Méditerranée ; ou base navale magistrale : le président est un habitué des grands projets sensationnels et extrêmement coûteux, censés faire entrer son règne dans la grande histoire. Alors, forcément, l’annonce d’une possible coupe budgétaire visant à réduire les subventions d’une denrée alimentaire de base en a fait grimacer plus d’un. « Ils se moquent de nous », s’insurge un homme devant les caméras de la chaîne al-Hayat.

Tout en indiquant que le pain ferait toujours l’objet de subventions – certes revues à la baisse –, le président égyptien avait maintenu le flou quant aux détails de son initiative, au calendrier ou à l’ampleur de la coupe budgétaire. Mais une hausse même partielle des prix pourrait avoir des retombées catastrophiques pour des millions d’Égyptiens, dont près d’un tiers vit sous le seuil de pauvreté (moins de 2$ par jour), et qui doivent déjà faire face à l’inflation due aux politiques d’austérité mises en place par le gouvernement depuis plusieurs années et auxquelles s’est ajouté l’impact de la pandémie de Covid-19. Pour les internautes qui se mobilisent derrière des slogans tels que « Tout sauf le pain » (« Illa rghif el 3eich ») ou « L’intifada du pain », le président Sissi a donc franchi « une ligne rouge » en s’attaquant au prix du pita. « Combien de paquets de cigarettes pour ces hélicoptères ? » ironise l’un d’entre eux en commentaire d’une photo où figure un cortège officiel composé de deux hélicoptères et d’un convoi au sol.

1977, les émeutes du pain

Une image fait le tour des réseaux : une affiche suspendue à un pont dénonce cet « État handicapé » qui s’enorgueillit de dépenses fastueuses sans pouvoir garantir les besoins les plus élémentaire du peuple. La séquence est particulièrement symbolique. En Égypte, le prix du pain est le même depuis 44 ans : la dernière fois qu’un dirigeant a tenté d’y toucher, il s’est heurté à la colère populaire. C’était en 1977, Anouar el-Sadate menait sa politique d’« infitah » (ouverture) qui l’amène à souscrire à un prêt de la Banque mondiale afin d’alléger les dettes nationales et d’opérer une libéralisation de l’économie nationale. Le président égyptien se plie aux conditions de l’organisation internationale et supprime une série de subventions (riz, farine, huile). Des centaines de milliers de manifestants protestent dans la rue en réponse à ces mesures qui provoquent une hausse de près de 50 % des prix alimentaires. Ils seront matés dans le sang – avec plus de 70 morts et plusieurs centaines de blessés.

Depuis, le pain occupe une place particulière dans la psyché collective. Plus aucun dirigeant n’a osé touché à son prix, et, lors de la révolution de janvier 2011, le slogan « Liberté, pain, et dignité » résumait de manière efficace les revendications populaires. C’est probablement parce qu’il a conscience de ces enjeux que M. Sissi s’était jusque-là abstenu de toucher à cette partie du budget, alors même qu’il s’était déjà attelé à la levée des financements en matière d’électricité, d’essence ou d’autres produits alimentaires. Comme pour préparer les esprits, il avait également réduit à deux reprises au cours de l’année dernière la taille d’une miche de pain subventionnée (de 130 à 110 g puis de 110 à 90 g) –, une manière de faire des économies sans pour autant prendre le risque d’une modification directe des prix.

Mais malgré le poids de l’histoire, les mêmes raisons qui ont contraint M. Sadate à introduire cette réforme impopulaire en 1977 poussent aujourd’hui M. Sissi à remettre le sujet sur la table. Comme son prédécesseur, le président égyptien s’appuie massivement sur des financements internationaux pour mener à bien ses réformes. Parmi les engagements qui le lient, un prêt de 12 milliards de dollars (USD) du Fonds monétaire international obtenu en 2016 à condition d’une modernisation de l’économie, dont notamment une levée des subventions qui coûtent chaque année 2,9 milliards de dollars, rien que pour le pain – soit 1,8 % des dépenses totales de l’État. Pour certains industriels qui voient d’un mauvais œil la stagnation des prix, la réforme serait donc bienvenue. Les chiffres, eux, semblent clairs : une réforme du système des subventions ne ferait qu’accélérer encore davantage la paupérisation de la société égyptienne, dont le taux de pauvreté est déjà passé de 27,8 à 32,5% entre 2015 et 2018.

C’est une maladresse dont Abdel Fattah el-Sissi aurait pu se passer. Non par grandeur d’âme, mais parce que les propos du président égyptien, le 3 août, ont mis en lumière les aberrations de « la méthode Sissi ». Et réveillé de douloureux souvenirs, et le risque de soulever les foules. La bombe a été lâchée devant les chaînes de télévision lors de l’inauguration...

commentaires (2)

Subvention = faillite de l'Etat, le Président Chamoun l'avait prédit dans les années 80, tout au début des subventions introduites du temps du Président Amine G. En France les taxes sur l'essence triple le prix à la pompe et c'est cela qui est normal !

Shou fi

15 h 49, le 12 août 2021

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Commentaires (2)

  • Subvention = faillite de l'Etat, le Président Chamoun l'avait prédit dans les années 80, tout au début des subventions introduites du temps du Président Amine G. En France les taxes sur l'essence triple le prix à la pompe et c'est cela qui est normal !

    Shou fi

    15 h 49, le 12 août 2021

  • le pain,Ligne rouge? très bas niveau... Dommage pour tous ces beaux pays,nous inclus, envahis par des saletés et gérés par des lobbys corrompus et milliardaires de nous.

    Marie Claude

    08 h 37, le 12 août 2021

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